ACTE II - Scène VI



(Lysander, Elpinice, Agaltide)

lysander
J'apprends avec quelque surprise,
Mes filles, qu'on vous manque à toutes deux de foi :
Cotys aime en secret une autre qu'Elpinice,
Spitridate n'en fait pas moins.

elpinice
Si l'on nous fait quelque injustice,
Seigneur, notre devoir s'en remet à vos soins.
Je ne sais qu'obéir.

aglatide
J'en sais donc davantage :
Je sais que Spitridate adore d'autres yeux ;
Je sais que c'est ma sœur à qui va cet hommage,
Et quelque chose encor qu'elle vous dirait mieux.

elpinice
Ma sœur, qu'aurais-je à dire ?

aglatide
À quoi bon ce mystère ?
Dites ce qu'à ce nom le cœur vous dit tout bas,
Ou je dirai tout haut qu'il ne vous déplaît pas.

elpinice
Moi, je pourrais l'aimer, et sans l'ordre d'un père !

aglatide
Vous ne savez que c'est d'aimer ou de haïr,
Mais vous seriez pour lui fort aise d'obéir.

elpinice
Qu'il faut souffrir de vous, ma sœur !

aglatide
Le grand supplice
De voir qu'en dépit d'elle on lui rend du service !

lysander
Rendez-lui la pareille. Aime-t-elle Cotys ?
Et s'il fallait changer entre vous de partis…

aglatide
Je n'ai pas besoin d'interprète,
Et vous en dirai plus, Seigneur, qu'elle n'en sait.
Cotys pourrait me plaire, et plairait en effet,
Si pour toucher son cœur j'étais assez bien faite ;
Mais je suis fort trompée, ou cet illustre cœur
N'est pas plus à moi qu'à ma sœur.

lysander
Peut-être ce malheur d'assez près te menace.

aglatide
J'en connais plus de vingt qui mourraient en ma place,
Ou qui sauraient du moins hautement quereller
L'injustice de la fortune ;
Mais pour moi, qui n'ai pas une âme si commune,
Je sais l'art de m'en consoler.
Il est d'autres rois dans l'Asie
Qui seront trop heureux de prendre votre appui ;
Et déjà, je ne sais par quelle fantaisie,
J'en crois voir à mes pieds de plus puissants que lui.

lysander
Donc à moins que d'un roi tu ne veux plus te rendre ?

aglatide
Je crois pour Spitridate avoir déjà fait voir
Que ma sœur n'a rien à m'apprendre
Sur le chapitre du devoir.
Elle sait obéir, et je le sais comme elle :
C'est l'ordre ; et je lui garde un cœur assez fidèle
Pour en subir toutes les lois ;
Mais pour régler ma destinée,
Si vous vous abaissiez jusqu'à prendre ma voix,
Vous arrêteriez votre choix
Sur une tête couronnée,
Et ne m'offririez que des rois.

lysander
C'est mettre un peu haut ta conquête.

aglatide
La couronne, Seigneur, orne bien une tête.
Je me la figurais sur celle de ma sœur,
Lorsque Cotys devait l'y mettre ;
Et quand j'en contemplais la gloire et la douceur,
Que je ne pouvais me promettre,
Un peu de jalousie et de confusion
Mutinait mes désirs et me soulevait l'âme ;
Et comme en cette occasion
Mon devoir pour agir n'attendait point ma flamme…

elpinice
La gloire d'obéir à votre grand regret
Vous faisait pester en secret :
C'est l'ordre ; et du devoir la scrupuleuse idée…

aglatide
Que dites-vous, ma sœur ? Qu'osez-vous hasarder,
Vous qui tantôt… ?

elpinice
Ma sœur, laissez-moi vous aider,
Ainsi que vous m'avez aidée.

aglatide
Pour bien m'aider à dire ici mes sentiments,
Vous vous prenez trop mal aux vôtres ;
Et si je suis jamais réduite aux truchements,
Il m'en faudra bien chercher d'autres.
Seigneur, quoi qu'il en soit, voilà quelle je suis.
J'acceptais Spitridate avec quelques ennuis ;
De ce petit chagrin le ciel m'a dégagée,
Sans que mon âme soit changée.
Mon devoir règne encor sur mon ambition :
Quoi que vous m'ordonniez, j'obéirai sans peine ;
Mais de mon inclination,
Je mourrai fille, ou vivrai reine.

elpinice
Achevez donc, ma sœur : dites qu'Agésilas…

aglatide
Ah ! Seigneur, ne l'écoutez pas :
Ce qu'elle vous veut dire est une bagatelle ;
Et même, s'il le faut, je la dirai mieux qu'elle.

lysander
Dis donc. Agésilas…

aglatide
M'aimait jadis un peu.
Du moins lui-même à Sparte il m'en fit confidence ;
Et s'il me disait vrai, sa noble impatience
De vous en demander l'aveu
N'attendait qu'après l'hyménée
De cette aimable et chère aînée.
Mais s'il attendait là que mon tour arrivé
Autorisât à ma conquête
La flamme qu'en réserve il tenait toute prête,
Son amour est encore ici plus réservé ;
Et soit que dans Éphèse un autre objet me passe,
Soit que par complaisance il cède à son rival,
Il me fait à présent la grâce
De ne m'en dire bien ni mal.

lysander
D'un pareil changement ne cherche point la cause :
Sa haine pour ton père à cet amour s'oppose ;
Mais n'importe, il est bon que j'en sois averti.
J'agirai d'autre sorte avec cette lumière ;
Et suivant qu'aujourd'hui nous l'aurons plus entière,
Nous verrons à prendre parti.

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