ACTE QUATRIÈME - Scène III



(AGATHOCLE, ELPÉNOR.)

AGATHOCLE
Mon esprit égaré
De tout ce que j'entends reçoit d'affreux présages.
Ami, durant trente ans de travaux et d'orages,
Par des périls nouveaux chaque jour éprouvé,
Jamais jour plus affreux pour moi ne s'est levé.
Mon fils eut des défauts ; l'amitié paternelle
Ne m'en figurait pas une image infidèle :
Mais son courage altier secondait mes desseins ;
Il soutenait le trône établi par mes mains ;
Et, s'il faut à tes yeux découvrir ma pensée,
De ce trône sanglant ma vieillesse lassée
Allait le résigner à mon malheureux fils.
Tu vois de quels effets mes projets sont suivis.
Mon cœur s'ouvre à tes yeux ; ouvre le tien de même ;
Dis-moi la vérité : je la crains, mais je l'aime.
Est-il vrai que mes fils se disputaient tous deux
Cette jeune beauté, cet objet dangereux,
Cette esclave ?

ELPÉNOR
On prétend qu'ils ont brûlé pour elle :
Cet amour a produit leur sanglante querelle,
Elle a causé la mort du fils que vous pleurez.
Polycrate, au mépris de vos ordres sacrés,
En portant sur Ydace une main téméraire,
A levé le poignard sur son malheureux frère.
Argide a du courage, il n'a point démenti
Le pur sang d'un héros dont on le voit sorti.
Je gémis avec vous que ce fils intrépide
Avec tant de vertu ne soit qu'un parricide ;
Mais Polycrate enfin fut l'injuste agresseur.

AGATHOCLE
Tous deux sont criminels : ils m'ont percé le cœur.
L'un a subi la mort, et l'autre la mérite :
Contre le meurtrier tu sais que tout m'irrite.
Sa faveur populaire avait dû m'alarmer ;
Il m'offensait surtout en se faisant aimer :
Son nom s'agrandissait des débris de ma gloire.
En vain dans l'Occident les mains de la Victoire
Du laurier des héros m'ont cent fois couronné,
Dans ma triste maison j'étais abandonné…
Je le suis pour jamais. Je sens trop que l'envie
Des tourments que j'éprouve est à peine assouvie ;
On me hait ; et voilà le trait envenimé
Qui perce un cœur flétri dans l'ennui consumé…
Mais Argide est mon fils.

ELPÉNOR
Et j'ose encor vous dire
Qu'il fut digne de l'être et digne de l'empire,
Incapable de feindre ainsi que de flatter,
De souffrir un affront et de le mériter,
Vertueux et sensible…

AGATHOCLE
Ah ! qu'oses-tu prétendre ?
Lui, sensible ! A mes pleurs a-t-il daigné se rendre ?
Du meurtre de son frère avait-il des remords ?
A-t-il pour me fléchir tenté quelques efforts ?
Eh ! n'a-t-il pas bravé la douleur de son père ?

ELPÉNOR
Il est trop de fierté dans ce grand caractère ;
Il ne sait point plier.

AGATHOCLE
Je dois savoir punir.

ELPÉNOR
Ne vous préparez point un horrible avenir :
La nature a parlé ; sa voix est toujours tendre.
Le cri de la vengeance aussi se fait entendre.
Je dois tout à mon trône ! O trône ensanglanté !
Si brillant, si funeste, et si cher acheté !
Grandeur éblouissante, et que j'ai mal connue !
Jusqu'à quand votre éclat séduira-t-il ma vue ?

ELPÉNOR
Du trouble où je vous vois que faut-il augurer ?
Qu'ordonnez-vous d'un fils ?

AGATHOCLE
Laisse-moi respirer.
(FIN DU QUATRIÈME ACTE.)

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