ACTE PREMIER - Scène I



(YDASAN, ÉGESTE.)

ÉGESTE
De nos malheurs enfin le ciel a pris pitié ;
Il resserre aujourd'hui notre antique amitié.
Quand la paix réunit Carthage et Syracuse,
Peux-tu verser des pleurs aux bords de l'Aréthuse ?
Quels que soient nos destins, les lieux où l'on est né
Ont encor des appas pour un infortuné
Il est doux de rentrer dans sa chère patrie.

YDASAN
Elle ne m'est plus chère, et sa gloire est flétrie :
Sa lâche servitude, et trente ans de malheurs,
Aigrissent mon courage en m'arrachant des pleurs.
Les volcans de l'Etna, ses cendres, ses abîmes,
Ont été moins affreux que ce séjour des crimes ;
Le fer que le cyclope a forgé dans leurs flancs
A moins de dureté que le cœur des tyrans.
Va, je hais Syracuse, Agathocle, et la vie.

ÉGESTE
Que veux-tu ? Dès longtemps la Sicile asservie
De l'heureux Agathocle a reconnu les lois ;
Agathocle est compté parmi les plus grands rois.
Le hasard, le destin, le mérite peut-être,
Dispose des États, fait l'esclave et le maître :
Nul homme au rang des rois n'est jamais parvenu
Sans un talent sublime, et sans quelque vertu.
Soyons justes, ami ; j'aimai ma république ;
Mais j'ai su me plier au pouvoir monarchique.
Né sujet comme nous, dans la foule jeté,
Agathocle a vaincu la dure adversité ;
L'adresse, le courage, et surtout la fortune,
L'ont porté dans ce rang dont l'éclat l'importune :
Élevé par degrés au timon de l'État,
Il était déjà roi lorsque j'étais soldat.
De ces coups du destin je sais que l'on murmure ;
Les grands succès d'autrui sont pour nous une injure :
Mais si le même prix nous était présenté,
Ne dissimulons point, serait-il rejeté ?

YDASAN
Il l'eût été par moi : j'aime mieux, cher Égeste,
Ma triste pauvreté que sa grandeur funeste.
N'excuse plus ton maître, et laisse à ma douleur
La consolation de haïr son bonheur.
Quoi donc ! je l'aurai vu, citoyen mercenaire,
Du travail de ses mains nourrissant sa misère ;
Et la guerre civile aura, dans ses horreurs,
Mis ce fils de la terre au faîte des grandeurs[5] !
Il règne à Syracuse ! et moi, pour mon partage,
Banni de mon pays, et soldat à Carthage,
Blanchi dans les dangers ; courbé sous le harnois,
Obscurément chargé d'inutiles exploits,
J'ai vu périr deux fils dans cette guerre inique
Qui désola longtemps la Sicile et l'Afrique.
Après tant de travaux, après tant de revers,
Ma fille me restait ; ma fille est dans les fers !
La malheureuse Ydace est au rang des captives
Que l'Aréthuse encor voit pleurer sur ses rives !
C'est ce qui me ramène à ces funestes lieux,
Aux lieux de ma naissance en horreur à mes yeux :
Sans soutien, sans patrie, appauvri par la guerre,
Privé de mes deux fils, je n'ai rien sur la terre
Qu'un débris de fortune à peine ramassé
Pour délivrer l'enfant que les dieux m'ont laissé.
Des premiers jours de paix je saisis l'avantage ;
Je reviens arracher Ydace à l'esclavage :
Aux pieds de ton tyran j'apporte sa rançon ;
Et, dès que l'avarice ouvrira sa prison,
Je retourne à Carthage achever ma carrière.
Là je ne verrai point, couchés dans la poussière,
Sous les pieds d'un tyran les mortels avilis :
Je mourrai libre au moins… Va, sers dans ton pays.

ÉGESTE
Tu ne partiras point sans me coûter des larmes.
Sous ce roi que tu hais je porte ici les armes ;
Nos devoirs différents n'ont point rompu les nœuds
De la vieille amitié qui nous unit tous deux.
J'ai vu ta fille Ydace ; et partageant ses peines,
Autant que je l'ai pu, j'ai soulagé ses chaînes.

YDASAN
Tu m'attendris, Égeste… Est-ce auprès de ces murs
Qu'elle traîne ses jours et ses malheurs obscurs ?
Où la trouver ? Comment me rendrai-je auprès d'elle ?

ÉGESTE
Dans les débris d'un temple est sa prison cruelle,
Auprès de cette place, et non loin du séjour,
De ce séjour superbe où le roi tient sa cour.

YDASAN
Une cour ! des prisons ! quel fatal assemblage !
Ainsi le despotisme est près de l'esclavage.
Ce palais est bâti des marbres qu'autrefois
L'heureuse liberté consacrait à nos lois.
Ne pourrai-je à mon sang parler sous ces portiques ?
Je les ai vus ornés de nos dieux domestiques :
Mais nos dieux ne sont plus… Puis-je au moins présenter
Cette faible rançon que je fais apporter ?
Agathocle, ton roi, daignera-t-il m'entendre ?

ÉGESTE
A ce détail indigne il ne veut plus descendre ;
Sa grandeur abandonne à l'un de ses enfants
Du lucre des combats les soins avilissants.

YDASAN
A qui dans ma douleur faut-il que je m'adresse ?

ÉGESTE
A son fils Polycrate, objet de sa tendresse,
Et déjà, nous dit-on, nommé son successeur,
Tout indigne qu'il est de cet excès d'honneur.

YDASAN
Je ne puis voir ce roi ?

ÉGESTE
Sa sombre défiance
A tous les étrangers interdit sa présence ;
A regret aux siens même il permet son aspect :
Soit que l'éloignement impose le respect,
Soit que, changé par l'âge, et las du diadème,
Il se dérobe au monde, et se cherche lui-même.
Pour Ydace, ta fille, un ordre injurieux
Ne lui défendra pas de paraître à tes yeux.
Du reste des captifs elle vit séparée,
Au temple de Cérès en secret retirée :
Sa grâce, sa beauté, ses charmes plus flatteurs
Que la splendeur de l'or ou celle des grandeurs,
Font voler sur ses pas les cœurs à son passage[6],
Sans qu'elle ose penser qu'on lui rende un hommage…
Je la vois qui sur nous semble arrêter les yeux :
Au milieu des débris du temple de nos dieux :
Elle suit en pleurant cette simple prêtresse
Qui de son esclavage adoucit la tristesse.

YDASAN
Dans le saisissement que j'éprouve à la voir,
La consolation se mêle au désespoir.
C'est donc vous, ô ma fille ! ô malheureuse Ydace !

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