ACTE PREMIER - Scène III



(YDACE, LA PRÊTRESSE.)

YDACE
De nos dieux méconnus prêtresse bienfaisante,
Au malheur qui me suit comme eux compatissante,
Contre un fils du tyran vous qui me protégez ;
Vous qui voyez l'abîme où mes pas sont plongés,
Ne m'abandonnez pas.

LA PRÊTRESSE
Hélas ! que puis-je faire ?
Des ministres des dieux le triste caractère,
Autrefois vénérable, aujourd'hui méprisé[7],
Ce temple encor fumant, dans la guerre embrasé,
Les autels de Cérès enterrés sous la cendre,
Mes prières, mes cris, pourront-ils vous défendre ?

YDACE
Souffrira-t-on du moins que, loin de ce séjour,
Je retourne à Carthage où je reçus le jour ?

LA PRÊTRESSE
Agathocle en des mains avares, sanguinaires,
A remis le maintien de ses lois arbitraires.
Polycrate son fils commande sur le port ;
Les prisons, les vaisseaux ; tout ce séjour de mort,
Tout est à lui : le roi lui donne pour partage
Les droits du souverain levés sur l'esclavage.
Les captifs sont traités comme de vils troupeaux
Destinés à la mort, aux cirques, aux travaux,
Aux plaisirs odieux des caprices d'un maître.
Plus fier, plus emporté que le roi n'a pu l'être,
Polycrate vous compte au rang de ces beautés
Qu'il destine à servir ses tristes voluptés.
Amoureux sans tendresse, et dédaignant de plaire,
Féroce en ses désirs ainsi qu'en sa colère,
C'est un jeune lion qui, toujours menaçant,
Veut ravir sa conquête, et l'aime en rugissant.
Non, son père jamais ne fut plus tyrannique
Qu'en nommant héritier ce monstre despotique.

YDACE
Ah ! d'où vient que les dieux, pour moi toujours cruels,
Ont exposé mes yeux à ses yeux criminels ?
Entre son frère et lui, ciel ! quelle différence
L'humanité d'Argide égale sa vaillance :
Ce frère vertueux d'un brigand détesté
S'est attendri du moins sur ma calamité ;
Pourrai-je dans Argide avoir quelque espérance ?

LA PRÊTRESSE
Argide a des vertus, et bien peu de puissance :
Polycrate est le maître ; il dévore le fruit
Des travaux d'un vieillard au sépulcre conduit…
Mais avouerai-je enfin mes secrètes alarmes ?
Argide est un héros, vos regards ont des charmes ;
Et, malgré les horreurs de cet affreux séjour,
L'infortune amollit et dispose à l'amour.
Un prince né pour plaire, et qui cherche à séduire,
Veut sur notre faiblesse établir son empire ;
L'innocence succombe aux tendresses des grands ;
Et les plus dangereux ne sont pas les tyrans.

YDACE
Ah ! que m'avez-vous dit ? Sa bonté généreuse
Serait un nouveau piège à cette malheureuse !
J'aurais Argide à craindre en ma fatale erreur,
Et ma reconnaissance aurait trompé mon cœur !
De ce cœur éperdu touchez-vous la blessure ?
Dans l'amas. des tourments que ma jeunesse endure,
En est-il un nouveau dont je ressens les coups ?

LA PRÊTRESSE
L'amour est quelquefois le plus cruel de tous.

YDACE
Quelle est donc ma ressource ? Eh ! pourquoi suis-je née ?
Exposée à l'opprobre, aux fers abandonnée,
Le malheur qui me suit entoura mon berceau ;
Le ciel me rend un père au bord de son tombeau !
Loin d'Argide et de vous ma timide jeunesse
Ne sera qu'un fardeau pour sa triste vieillesse !
L'espérance me fuit ! La mort, la seule mort
Est-elle au moins un terme aux rigueurs de mon sort ?
Aurai-je assez de force, un assez grand courage,
Pour courir à ce port au milieu de l'orage ?
Vous lisez dans mon cœur, vous voyez mon danger :
Ah ! plutôt à mourir daignez m'encourager ;
Affermissez mon âme incertaine, affaiblie,
Contre le sentiment qui m'attache à la vie.

LA PRÊTRESSE
Que ne puis-je plutôt par d'utiles secours
Vous aider à porter le fardeau de vos jours !
Il pèse à tout mortel, et Dieu, qui nous l'impose,
Veut, nous l'ayant donné, que lui seul en dispose.
De votre âme éperdue il faut avoir pitié :
Attendez tout d'un père et de mon amitié,
Mais surtout de vous-même et de votre courage.
Vous luttez, je le vois, contre un fatal orage :
Dieu se complaît, ma fille, à voir du haut des cieux
Ces grands combats d'un cœur sensible et vertueux.
La beauté, la candeur, la fermeté modeste,
Ont dompté quelquefois le sort le plus funeste.

YDACE
Je me jette en vos bras : mon esprit désolé
Croit, en vous écoutant, que les dieux m'ont parlé.
(FIN DU PREMIER ACTE.)

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