ACTE CINQUIÈME - Scène III
(LES PRÉCÉDENTS ; AGATHOCLE, entouré de sa cour)
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(Le peuple se range sur les deux côtés du théâtre ; les grands prennent place aux côtés du trône, et sont debout.)
AGATHOCLE
L'équité… c'est sa voix qui dicte la sentence…
(Il monte sur le trône, et les grands s'asseyent.)
C'est moi qui vous l'annonce : écoutez en silence…
Vous me voyez au trône, et c'est le digne prix
De trente ans de travaux pour l'État entrepris.
J'eus de l'ambition, je n'en fais point d'excuse ;
Et si de quelque gloire, aux champs de Syracuse,
Parmi tant de combats, j'ai pu couvrir mon nom,
Cette gloire est le fruit de mon ambition :
Si c'était un défaut, il serait héroïque.
Je naquis inconnu dans votre république :
J'étais dans la bassesse, et je n'ai du qu'à moi
Les talents, les vertus, qui m'ont fait votre roi.
Je n'avais pas besoin d'une origine illustre :
La mienne à ma grandeur ajoute un nouveau lustre.
L'argile par mes mains autrefois façonné[13]
A produit sur mon front l'or qui m'a couronné.
Rassasié de gloire et de tant de puissance,
Enfin j'en ai senti la triste insuffisance…
Le ciel, je le vois trop, met au fond de nos cœurs
Un sentiment secret au-dessus des grandeurs :
Je l'éprouve, et mon âme est assez forte encore
Pour dédaigner l'éclat que le vulgaire adore.
Je puis également, m'étant bien consulté,
Vivre et mourir au trône, ou dans l'obscurité…
Pour un fils que j'aimais ma prodigue tendresse
Me faisait espérer qu'aux jours de ma vieillesse
De mon puissant empire il soutiendrait le poids ;
Je le crus digne enfin de vous donner des lois.
Je m'étais abusé : ces erreurs mensongères
Sont le commun partage et des rois et des pères.
C'est peu de les connaître ; il les faut expier…
O mon fils, dans mes bras daigne les oublier !…
(Il tend les bras à Argide, et le fait asseoir à côté de lui.)
Peuples, voilà le roi qu'il vous faut reconnaître :
Je crois tout réparé, je le fais votre maître.
Oui, mon fils, j'ai connu que, dans ce triste jour,
La vertu l'emportait sur le plus tendre amour.
Tu méritais Ydace, ainsi que ma couronne…
Jouis de toutes deux : ton père te les donne.
Prêtresse de Cérès, allumez les flambeaux
Qui doivent éclairer des triomphes si beaux ;
Relevez vos autels, célébrez vos mystères,
Que j'ai crus trop longtemps à mon pouvoir contraires.
Apprenez à ce peuple à remplir à la fois
Ce qu'il doit à ses dieux, ce qu'il doit à ses rois…[14]
Toi, généreux guerrier, toi, le père d'Ydace
Puisses-tu voir ton sang renaître dans ma race !…
Sers de père à mon fils, rends-moi ton amitié ;
Pardonne au souverain qui t'avait oublié ;
Pardonne à ces grandeurs dont le ciel me délivre :
Le prince a disparu ; l'homme commence à vivre.
YDACE (, à la prêtresse.)
O dieux !
ÉGESTE
Quel changement !
YDASAN
Quel prodige !
YDACE
Heureux jour !
ARGIDE
Vous m'étonnez, mon père ; et peut-être à mon tour
Je vais dans ce moment vous étonner vous-même…
Vous daignez me céder ce brillant diadème,
Inestimable prix de vos travaux guerriers,
Que vos vaillantes mains ont couvert de lauriers…
J'ose accepter de vous cet auguste partage,
Et je vais à vos yeux en faire un digne usage…
Platon vint sur ces bords ; il enseigna des rois ;
Mon cœur est son disciple, et je suivrai ses lois…
Un sage m'instruisit ; mais c'est vous que j'imite ;
A vivre en citoyen votre exemple m'invite.
Vous êtes au-dessus des honneurs souverains ;
Vous les foulez aux pieds, seigneur, et je les crains.
Malheur à tout mortel qui se croirait capable
De porter après vous ce fardeau redoutable !
Peuples, j'use un moment de mon autorité :
Je règne… votre roi vous rend la liberté.
(Il descend du trône.)
Agathocle à son fils vient de rendre justice ;
Je vous la fais à tous… Puisse le ciel propice
Commencer dès ce jour un siècle de bonheur,
Un siècle de vertu, plutôt que de grandeur !
O mon auguste épouse ! ô noble citoyenne !
Ce peuple vous chérit ; vous êtes plus que reine.