LE MEME plus EVARISTE qui sort de chez JEANNINE.
EVARISTE (à part)
Oh, il est encore là; je craignais qu'il ne fût parti. Je ne sais comment le sommeil a pu s'emparer de moi au milieu de tant de peines. La fatigue… la lassitude… A présent, il me semble renaître. L'espoir de recouvrer cet éventail… (Haut)
Monsieur le Comte, je vous salue respectueusement.
LE COMTE (lisant et riant)
Votre serviteur.
EVARISTE
Vous permettez que je vous dise un mot?
LE COMTE (même jeu)
Je suis à vous tout de suite.
EVARISTE (à part)
S'il n'a pas l'éventail à la main, je ne sais comment faire pour amener la conversation sur ce sujet.
LE COMTE (se lève en riant, range son livre et s'avance)
Me voici. Que puis-je pour vous servir?
EVARISTE (regardant s'il voit l'éventail)
Pardonnez-moi si je vous ai dérangé.
LE COMTE
Mais non, mais non, je finirai ma fable une autre fois.
EVARISTE
Je ne voudrais pas que vous m'accusiez d'avoir trop d'audace. LE COMTE, — Que regardez-vous? J'ai une tache quelque part? (Il se regarde.)
EVARISTE
Excusez-moi. On m'a dit que vous aviez un éventail.
LE COMTE (se troublant)
Un éventail? C'est vrai; peut-être est-ce vous qui l'avez perdu?
EVARISTE
Oui, Monsieur, je l'ai perdu.
LE COMTE
Mais il y a bien des éventails en ce monde. Comment savez-vous si c'est celui que vous avez perdu?
EVARISTE
Si vous voulez avoir la bonté de me le laisser voir…
LE COMTE
Cher ami, je regrette que vous soyez arrivé un peu tard.
EVARISTE
Comment cela, un peu tard?
LE COMTE
L'éventail n'est plus entre mes mains.
EVARISTE (avec agitation)
Il n'est plus entre vos mains?
LE COMTE
Non, je l'ai donné à quelqu'un.
EVARISTE (s'échauffant)
A qui l'avez-vous donné?
LE COMTE
C'est là ce que je ne peux pas vous dire.
EVARISTE
Monsieur le Comte, il faut que je le sache; il faut que j'aie cet éventail et vous devez me dire qui l'a.
LE COMTE
Je ne vous dirai rien.
EVARISTE (hors de lui)
Je vous le jure par le ciel, vous le direz.
LE COMTE
Comment ! me manqueriez-vous de respect?
EVARISTE (avec feu)
Je le dis et je suis prêt à le soutenir: ce n'est pas agir en honnête homme.
LE COMTE (même jeu)
Savez-vous que j'ai une paire de pistolets chargés?
EVARISTE
Que m'importent à moi vos pistolets? Mon éventail, Monsieur !
LE COMTE
Quelle diable de vergogne ! Tout ce vacarme pour un malheureux éventail qui doit bien valoir cinq paoli.
EVARISTE
Qu'il vaille ce qu'il voudra, vous ne pouvez pas savoir ce qu'il me coûte et, pour le ravoir, je donnerais… Oui, je donnerais cinquante sequins.
LE COMTE
Vous donneriez cinquante sequins?
EVARISTE
Oui, je vous le dis et je vous le promets. Si l'on pouvait le retrouver, je donnerais cinquante sequins.
LE COMTE (à part)
Diable, il faut qu'il ait été peint par Titien ou par Raphaël d'Urbino.
EVARISTE
Allons, Monsieur le Comte, faites-moi cette grâce, rendez-moi ce service.
LE COMTE
Je vais voir si l'on peut le retrouver, mais ce sera difficile.
EVARISTE
Si la personne qui l'a, voulait l'échanger contre cinquante sequins, je mets cette somme à votre disposition.
LE COMTE
Si c'était moi qui l'avais, je m'offenserais d'une telle proposition.
EVARISTE
Je le crois volontiers. Mais il se peut que la personne qui l'a ne s'en offense pas.
LE COMTE
Oh, quant à cela, cette personne s'offenserait autant que moi, et peut-être même… Mon ami, je vous assure que je suis extrêmement embarrassé.
EVARISTE
Faisons ainsi, Monsieur le Comte. Voici une tabatière qui, au seul poids de l'or, vaut cinquante-quatre sequins. Sachez que la façon en double le prix; peu importe, pour avoir cet éventail, je l'offre volontiers en échange. Tenez. (Il la lui donne.)
LE COMTE
Cet éventail serait-il orné de diamants? Je ne l'ai pas remarqué.
EVARISTE
Il n'est pas orné de diamants, il n'a aucune valeur, mais pour moi, il est sans prix.
LE COMTE
Il va falloir tâcher de vous satisfaire.
EVARISTE
Je vous en prie, je vous en supplie, je vous en serai éternellement obligé.
LE COMTE
Attendez-moi ici. (A part)
Je suis un peu embarrassé. (Haut)
Je ferai tout pour vous satisfaire… Et vous voulez vraiment que je donne en échange cette tabatière?
EVARISTE
Oui, donnez-la sans hésiter.
LE COMTE
Attendez-moi ici. (Il s'éloigne.)
Et si cette personne me rendait l'éventail et ne voulait pas la tabatière ?
EVARISTE
Monsieur, c'est à vous que j'ai donné cette tabatière, elle est à vous, faites-en l'usage qui vous plaira.
LE COMTE
Absolument?
EVARISTE
Absolument.
LE COMTE (à part)
Après tout, le Baron est un galant homme et c'est mon ami. (Haut)
Attendez-moi ici. (A part)
Si c'étaient les cinquante sequins, je ne les accepterais pas, mais une tabatière en or? Oui, Monsieur, c'est un présent digne d'une personne de qualité. (Il entre chez l'apothicaire.)
EVARISTE
Oui, pour me justifier auprès de mon idole, je ferais même, s'il le fallait, le sacrifice de mon sang.
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