LES MEMES plus COURONNE qui sort de l'auberge avec BRISEFER qui porte une barrique de vin sur son dos.
COURONNE
Illustrissime, cette barrique est pour vous.
LE COMTE
Et l'autre?
COURONNE
L'autre viendra ensuite; où voulez-vous qu'on la porte?
LE COMTE
A mon château.
COURONNE
A qui voulez-vous qu'on la remette?
LE COMTE
A mon intendant, s'il est là.
COURONNE
J'ai peur qu'il n'y soit pas.
LE COMTE
Alors, remettez-la à n'importe qui.
COURONNE
Très bien. En route !
BRISEFER
Monsieur le Comte me donnera bien un petit quelque chose après?
LE COMTE (à BRISEFER)
Prends bien garde de ne pas boire mon vin et de ne pas le remplacer par de l'eau. (A COURONNE)
Ne le laissez pas aller seul.
COURONNE
Ne craignez rien, ne craignez rien, j'y vais aussi.
(Il sort.)
BRISEFER (à part)
Oui, oui, ne craignez rien, car, à l'heure qu'il est, mon patron et moi, nous l'avons déjà baptisé.
(Il sort. GERTRUDE a payé SUZANNE et s'avance vers LE COMTE. SUZANNE s'assied et se remet ou travail. CANDIDE reste assise et elles parlent à mi-voix.)
GERTRUDE
Me voici, Monsieur le Comte. Que désirez-vous de moi?
LE COMTE
Cela tient en peu de mots. Voulez-vous me donner votre nièce?
GERTRUDE
Vous donner ma nièce? Qu'entendez-vous par là?
LE COMTE
Bon sang, vous ne comprenez pas? Me la donner en mariage.
GERTRUDE
A vous?
LE COMTE
Non, pas à moi, mais à une personne que je connais, moi, et que je vous propose, moi !
GERTRUDE
Ecoutez, Monsieur le Comte : vous savez que ma nièce a perdu ses parents et que, comme elle était la fille de mon seul frère, je me suis chargée de lui tenir lieu de mère.
LE COMTE
Tout cela, excusez-moi, ce sont des discours inutiles.
GERTRUDE
Pardonnez-moi et permettez-moi d'en arriver à la situation de ma nièce.
LE COMTE
Bon, et alors?
GERTRUDE
L'héritage que son père a laissé à Candide ne suffit pas pour qu'on puisse la marier comme le mérite sa condition.
LE COMTE
Peu importe, il n'est pas question de cela. GERTHUDE . — Mais laissez-moi donc parler. Moi, en revanche, mon mari m'a laissé une honnête fortune.
LE COMTE
Je le sais.
GERTRUDE
Je n'ai pas d'enfants…
LE COMTE (avec impatience)
Et vous avez l'intention de donner une dot à votre nièce…
GERTRUDE (avec chaleur)
Oui, Monsieur, à condition que le parti lui convienne.
LE COMTE
Ah, nous voici enfin dans le vif du sujet. C'est moi qui propose ce parti, et puisque je le propose, il lui conviendra.
GERTRUDE
Je suis sûre que Monsieur le Comte ne peut que proposer un parti acceptable, mais j'espère qu'il me fera l'honneur de me dire de qui il s'agit.
LE COMTE
C'est un de mes collègues.
GERTRUDE
Comment cela, un de vos collègues?
LE COMTE
Un noble comme moi.
GERTRUDE
Monsieur…
LE COMTE
Ne faites pas de difficultés.
GERTRUDE
Voulez-vous me laisser parler; et si vous ne le voulez pas, je ne vous importunerai plus et je m'en irai.
LE COMTE
Allons allons, du calme; parlez, je vous écouterai. Avec les femmes, je suis poli, je suis complaisant; je vous écouterai.
GERTRUDE
En peu de mots, je vais vous dire mon sentiment. Un titre de noblesse fait le mérite d'une maison mais non celui d'une personne. Je ne crois pas ma nièce ambitieuse, et je ne le suis pas non plus pour vouloir la sacrifier au dieu de la vanité.
LE COMTE (plaisantant)
Eh, on voit que vous avez lu des fables !
GERTRUDE
Ce genre de sentiments ne s'apprend ni dans les fables ni dans les romans. C'est la nature qui les inspire et l'éducation qui les cultive.
LE COMTE
La nature, la culture, tout ce que vous voudrez ! Celui que je vous propose, c'est le Baron du Cèdre.
GERTRUDE
Monsieur le Baron est amoureux de ma nièce?
LE COMTE
Oui, Madame.
GERTRUDE
Je le connais et j'ai le plus grand respect pour lui.
LE COMTE
Vous voyez le morceau de roi que je vous propose?
GERTRUDE
C'est un gentilhomme de mérite…
LE COMTE
C'est mon collègue.
GERTRUDE
Il a le langage un peu libre mais ce n'est pas un mal.
LE COMTE
Alors, alors? Que me répondez-vous?
GERTRUDE
Doucement, Monsieur le Comte, on ne décide pas de ce genre de choses comme cela, sur l'heure. Monsieur le Baron aura la bonté de parler avec moi…
LE COMTE
Excusez-moi, mais quand, moi, je dis une chose, on ne la met pas en doute; je vous demande votre nièce de sa part; il s'est recommandé à moi, il m'a prié, il m'a supplié, et moi je vous parle, je vous supplie, non, je ne vous supplie pas, mais je vous demande votre nièce.
GERTRUDE
Supposons que Monsieur le Baron parle sérieusement.
LE COMTE
Saperlipopette ! Que signifient ces suppositions? La chose est certaine et puisque moi, je vous le dis…
GERTRUDE
Bon, bon, la chose est certaine. Monsieur le Baron souhaite ardemment épouser ma nièce. Votre Seigneurie me la demande. Il faut bien que je sache si Candide y consent.
LE COMTE
Si vous ne le lui dites pas, elle ne pourra pas y consentir.
GERTRUDE (ironique)
Ayez la bonté de croire que je le lui dirai.
LE COMTE
Elle est là, parlez-lui.
GERTRUDE
Je lui parlerai.
LE COMTE
Allez-y, je vous attends ici.
GERTRUDE
Permettez-moi de vous quitter et je suis à vous. (Elle lui fait une révérence. A part, en se dirigeant vers la mercière.)
Si le Baron parlait sérieusement, ce serait une chance pour ma nièce. Mais je doute qu'elle soit prévenue en sa faveur.
LE COMTE
Oh, moi, grâce à mes belles manières, je fais faire aux gens tout ce que je veux.
(Il tire son livre de sa poche, s'assied sur le banc et se met à lire.)
GERTRUDE
Candide, allons faire quelques pas. J'ai à vous parler.
SUZANNE
Si vous voulez aller dans mon petit jardin, vous y serez tout à fait tranquilles.
(CANDIDE et elle se lèvent.)
GERTRUDE
Oui, allons-y, cela vaut mieux, car je dois revenir tout de suite ici. (Elle entre dans la boutique.)
CANDIDE (à part)
Que peut-elle bien avoir à me dire? Je suis trop malheureuse pour espérer le moindre réconfort.
(Elle entre dans la boutique.)
LE COMTE
Elle est capable de me faire rester ici une heure à l'attendre. Heureusement que j'ai ce livre pour me divertir. Quelle belle et grande chose que la littérature ! Avec un bon livre, un homme n'est jamais seul. (Il lit à mi-voix.)
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