L'Éventail
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PREMIER ACTE - CINQUIÈME SCÈNE

Carlo Goldoni

PREMIER ACTE - CINQUIÈME SCÈNE


TIMOTHEE, BRISEFER, CITRONNET, LE COMTE et LES MEMES.(TIMOTHEE sort de sa boutique, son pilon à la main. CITRONNET sort du café avec un bâton. BRISEFER sort de l'auberge avec une broche.)
LE COMTE, (sortant de la maison de GERTRUDE pour les séparer, mais craignant de recevoir des coups)
- Halte-là, halte-là, je vous l'ordonne. C'est moi, brutes, c'est moi le Comte de Rochemont; allons, espèces de brutes, cessez, je vous l'ordonne.

CREPIN (à COURONNE)
Tu as de la chance que j'aie du respect pour Monsieur le Comte.

COURONNE
Oui, remercie Monsieur le Comte, car sans lui je te fracassais les os.

LE COMTE
Allons, allons, cela suffit! Je veux connaître le sujet de votre dispute, Allez vous- en, vous autres. Je suis là et il n'y a besoin de personne d'autre.
(CITRONNET et BRISEFER s'éloignent et sortent.)

TIMOTHEE
Y a-t-il quelqu'un de blessé?

LE COMTE
Vous voudriez bien qu'ils se fussent fendu le crâne, cassé les jambes ou démis un bras, n'est-ce pas? pour avoir l'occasion d'exercer vos talents et votre habileté?

TIMOTHEE
Je ne souhaite du mal à personne; mais s'ils avaient besoin de soins, s'ils étaient blessés, estropiés ou meurtris, je les soignerais volontiers. Et dans un cas pareil, plus encore que n'importe qui, c'est Votre Illustrissime Seigneurie que je soignerais du meilleur cœur.

LE COMTE
Tu es un insolent, je te ferai chasser.

TIMOTHEE
On ne chasse pas aussi facilement un honnête homme.

LE COMTE
On peut toujours chasser un apothicaire aussi ignorant, aussi insolent, aussi charlatan que vous l'êtes.

TIMOTHEE
Je m'étonne que vous parliez ainsi, Monsieur; vous qui, sans mes pilules, seriez mort.

LE COMTE
Insolent !

TIMOTHEE
Et vous ne les avez pas encore payées, ces pilules. (Il sort.)

COURONNE (à part)
Dans cette affaire, le Comte pourrait peut-être m'aider.

LE COMTE
Eh bien, que s'est-il passé? qu'avez-vous? quel est le motif de votre dispute?

CREPIN
Je vais vous le dire, Monsieur… et je n'ai pas peur de le dire devant tout le monde… J'aime Jeannine…

COURONNE
Et Jeannine doit être ma femme.

LE COMTE
Ah, ah, j'ai compris. Un amoureux conflit. Deux champions de Cupidon. Deux valeureux rivaux. Deux prétendants de la belle Vénus, de la belle déesse des Maisons-Neuves. (Il dit tout cela en riant.)

CREPIN
Si vous avez l'intention de me ridiculiser… (Il fait mine de partir.)

LE COMTE (l'arrêtant)
Non. Restez là.

COURONNE
La chose est sérieuse, je vous assure.

LE COMTE
Oui, je le crois. Vous êtes des amants et vous êtes des rivaux. Corbleu ! quelle coïncidence ! On dirait la fable que je viens de lire à Madame Gertrude. (Il montre son livre et se met à lire :)
"Il était une fois une damoiselle d'une beauté si rare…"

CREPIN (à part)
J'ai compris. (Haut)
Avec votre permission.

LE COMTE
Où allez-vous? Restez là.

CREPIN
Si vous le permettez, je vais finir de rafistoler vos souliers.

LE COMTE
Ah oui? Eh bien, qu'ils soient prêts pour demain matin.

COURONNE
Et surtout, ne les ressemelez pas avec du vieux cuir.

CREPIN (à COURONNE)
Quand j'aurai besoin de cuir neuf, je viendrai vous voir.

COURONNE
Grâce au ciel, je ne suis ni savetier ni cordonnier.

CREPIN
Peu importe, vous me donnerez de la peau de cheval ou de la peau de chat. (Il sort.)

COURONNE (à part)
Je finirai par le tuer de mes mains, celui-là.

LE COMTE
Qu'est-ce que c'est que cette histoire de chats? Nous feriez-vous manger du chat par hasard?

COURONNE
Monsieur, moi, je suis un honnête homme et lui, c'est un impertinent qui me calomnie.

LE COMTE
C'est là un effet de cette passion qui fait de vous des rivaux. Donc, vous êtes l'amant de Jeannine?

COURONNE
Oui, Monsieur, et même je voulais me recommander à votre protection.

LE COMTE (avec hauteur)
A ma protection? Bien, on verra. Êtes-vous sûr qu'elle réponde à votre amour?

COURONNE
A dire vrai, je crains qu'elle n'ait plus de penchant pour lui que pour moi.

LE COMTE
Mauvais.

COURONNE
Mais moi j'ai la parole de son frère.

LE COMTE
On ne peut guère compter avec cela.

COURONNE
Noiraud me l'a promise formellement.

LE COMTE (avec force)
Tout cela est très bien, mais on ne peut pas faire violence à une femme.

COURONNE
Son frère peut disposer d'elle.

LE COMTE (avec chaleur)
Ce n'est pas vrai : son frère ne peut pas disposer d'elle.

COURONNE
Mais votre protection, Monsieur le Comte…

LE COMTE
Ma protection est une bonne chose; ma protection est d'une grande valeur; ma protection peut beaucoup. Mais un gentilhomme tel que moi, ne décide pas et ne dispose pas du cœur d'une femme.

COURONNE
Mais enfin, ce n'est qu'une paysanne !

LE COMTE
Qu'importe cela? Une femme est toujours une femme; je fais une distinction entre les rangs et les conditions, mais j'ai pour principe de respecter le beau sexe dans son ensemble.

COURONNE (à part)
J'ai compris : sa protection ne vaut rien.

LE COMTE
Qu'avez-vous comme vin? Vous en avez fait rentrer du bon?

COURONNE
J'en ai du parfait, de l'excellent, de l'exquis.

LE COMTE
Je viendrai le goûter. Le mien, cette année, est devenu de la piquette.

COURONNE (à part)
Voilà deux ans qu'il l'a vendu.

LE COMTE
Si le vôtre est bon, je me fournirai chez vous.

COURONNE (à part)
Je ne me soucie guère d'avoir ce privilège.

LE COMTE
Vous avez compris?

COURONNE
J'ai compris.

LE COMTE
Écoutez. Et si moi, je parlais à la jeune personne et que j'essayasse de la raisonner?

COURONNE
Vos paroles pourraient peut-être agir à mon avantage.

LE COMTE
Après tout, vous méritez que l'on vous préfère.

COURONNE
Il me semble en effet qu'entre Crépin et moi…

LE COMTE
Oh, il n'y a pas de comparaison. Un homme tel que vous, comme il faut, poli, un honnête homme…

COURONNE
Vous avez trop de bonté pour moi.

LE COMTE
Et du reste, j'ai du respect pour les femmes, c'est vrai; mais justement à cause de cela et parce que je les traite comme je les traite, je vous assure qu'elles font pour moi ce qu'elles ne feraient pour personne.

COURONNE
C'est bien ce que je pensais, moi aussi, mais vous n'avez cherché qu'à me décourager.

LE COMTE
Je fais comme ces avocats qui commencent par les difficultés. Mon ami, vous êtes un homme qui a une bonne auberge et qui peut subvenir convenablement aux besoins d'une épouse; fiez-vous à moi, je vais m'intéresser à votre cas.

COURONNE
Je me mets sous votre protection.

LE COMTE
Je vous accorde et je vous promets ma protection.

COURONNE
Si vous vouliez bien prendre la peine de venir goûter mon vin…

LE COMTE
Très volontiers. Je ne demande pas mieux que d'aller chez vous.

COURONNE
A votre service.

LE COMTE (lui mettant une main sur l'épaule)
Vous êtes un brave homme ! Allons ! (Il entre dans l'auberge.)

COURONNE
Deux ou trois barriques de vin ne seront pas mal employées. (Il entre dans l'auberge.)


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