L'Éventail
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PREMIER ACTE - QUATRIÈME SCÈNE

Carlo Goldoni

PREMIER ACTE - QUATRIÈME SCÈNE


EVARISTE ET SUZANNE sortant de la boutique, CANDIDE, SUZANNE et les mêmes.

CANDIDE (observant à la dérobée)
Comment? Monsieur EVARISTE est encore là ! Il n'est donc pas parti pour la chasse? Je suis bien curieuse de savoir pourquoi.

SUZANNE (à EVARISTE)
Vous n'avez pas de reproches à me faire : je vous assure que je vous ai laissé cet éventail à un trés bon prix.

EVARISTE (à part)
Madame Candide n'est plus là. (Haut.)
Je regrette que vous n'ayez pas quelque chose de mieux.

SUZANNE
Je n'ai rien ni de mieux ni de moins bien. C'est là le seul éventail qui me restait.

EVARISTE
Très bien, il faudra donc que je me contente de celui-ci.

SUZANNE (riant)
Je suppose que vous voulez en faire cadeau à quelqu'un.

EVARISTE
Évidemment, je ne l'ai pas acheté pour moi-même.

SUZANNE
C'est pour Madame Candide?

EVARISTE (à part)
Madame Suzanne est un peu trop curieuse. (Haut)
Qu'est-ce qui vous fait croire que je veuille le donner à Madame Candide?

SUZANNE
J'ai vu qu'elle avait cassé le sien.

EVARISTE
Non, non, je destine cet éventail à quelqu'un d'autre.

SUZANNE
Bon, bon, vous pouvez le donner à qui vous voudrez. Moi, je ne me mêle pas des affaires d'autrui. (Elle s'aasied et se remet à son ouvrage.)

EVARISTE (à part)
Elle ne s'en mêle pas mais elle voudrait néanmoins être renseignée. Cette fois-ci, en tout cas, elle en sera pour ses frais ! (Il s'approche de JEANNINE.)

CANDIDE (s'avançant un peu)
Que signifient ces mystérieux conciliabules avec la mercière? Je serais bien curieuse de savoir ce qu'il y a là-dessous. EVARISTE, (à mi-voix)
- Jeannine ! (Il s'approche d'elle.)

JEANNINE (assise et travaillant)
Monsieur?

EVARISTE
Je voudrais vous demander un service.

JEANNINE
Parlez, Monsieur ! je suis à vos ordres.

EVARISTE
Je sais que Madame Candide a de l'affection pour vous.

JEANNINE
Oui, Monsieur, elle a cette bonté.

EVARISTE
Elle m'a même demandé de parler à votre frère.

JEANNINE
Ah, c'est que mon malheur est grand ! Je n'ai plus ni père ni mère, et il me faut obéir à un frère qui est une brute, Monsieur, une vraie brute. (Elle file avec colère.)

EVARISTE
Écoutez-moi.

JEANNINE (d'un ton hautain, tout en filant)
Parlez! filer ne me bouche pas les oreilles.

EVARISTE (à part, ironiquement)
Son frère est un extravagant, mais il me semble qu'elle aussi n'est pas mal.

SUZANNE (à part)
Aurait-il acheté cet éventail pour Jeannine? Jamais je ne le croirai.
(COURONNE et CREPIN, très intéressés par ce qu'EVARISTE dit à JEANNINE, tendent l'oreille pour écouter.)

CANDIDE (à part)
Des messes basses avec la mercière, des messes basses avec Jeannine ! Je n'y comprends rien. (Elle s'avance sur la terrasse.)

EVARISTE (à JEANNINE)
Est-ce que je peux vous demander un service?

JEANNINE
Est-ce que je ne vous ai pas déjà répondu que oui? Est-ce que je ne vous ai pas répondu que j'étais à vos ordres? Si ma quenouille vous gêne, je vais la jeter. (Elle se lève et jette sa quenouille avec humeur.)

EVARISTE (à part)
Pour un peu, je n'en dirais pas davantage, mais j'ai besoin d'elle.

CANDIDE (à part)
Que signifient ces mouvements d'humeur ?

CREPIN (à part)
Elle jette sa quenouille? (Un soulier et son marteau à la main, il se lève et s'avance un peu.)

COURONNE (à part)
Il me semble que leur conversation est bien animée ! (Il se lève, son livre de comptes à la main, et s'avance un peu.)

SUZANNE (à part, observant EVARISTE et JEANNINE)
S'il lui faisait un cadeau, elle ne se mettrait pas en colère.

JEANNINE (à EVARISTE)
Allons, je vous écoute, que désirez-vous ?

EVARISTE
Soyez gentille, Jeannine.

JEANNINE
Je n'ai jamais été méchante, que je sache !

EVARISTE
Vous savez que Madame Candide a cassé son éventail?

JEANNINE (l'air buté)
Oui, Monsieur.

EVARISTE
Je viens d'en acheter un chez la mercière.

JEANNINE (même jeu)
Vous avez bien fait.

EVARISTE
Mais je ne voudrais pas que Madame Gertrude l'apprît.

JEANNINE (même jeu)
Vous avez raison.

EVARISTE
Et je voudrais que vous donniez secrètement cet éventail à Madame Candide.

JEANNINE (même jeu)
Rien à faire !

EVARISTE (à part)
Quelle réponse grossière !

CANDIDE (à part)
Il me fait croire qu'il va à la chasse et il reste ici.

CREPIN (à part)
Que ne paierais-je pas pour pouvoir entendre ! (Il s'avance et fait semblant de travailler.)

COURONNE (à part)
Ma curiosité ne fait que croître. (Il s'avance en feignant toujours de faire ses comptes.)

EVARISTE (à JEANNINE)
Pourquoi refusez-vous de me rendre ce petit service?

JEANNINE
Parce que je n'ai pas encore appris ce joli métier !

EVARISTE
Vous prenez la chose de travers. Madame Candide a une grande affection pour vous.

JEANNINE
C'est vrai, mais dans ce genre d'affaires…

EVARISTE
Elle m'a dit que vous voudriez épouser Crépin. (En disant cela, il se tourne et voit les deux hommes qui écoutent.)
Que faites-vous là, vous autres? Qu'est-ce que c'est que ces manières?

CREPIN
Moi, Monsieur? je travaille. (Il retourne s'asseoir.)

COURONNE
Ne peut-on pas faire ses comptes en se promenant? (Il retourne s'asseoir.)

CANDIDE (à part)
Ils ont d'importants secrets.

SUZANNE (à part)
Qu'a-t-elle donc, celle-là, pour que tous les hommes lui courent après ?

JEANNINE (à EVARISTE)
Si vous n'avez rien d'autre à me dire, je reprends ma quenouille.
(Ce qu'elle fait.)

EVARISTE
Ecoutez, Madame Candide m'a prié de faire le nécessaire pour que vous ayez une dot et que Crépin puisse vous épouser.

JEANNINE (changeant de ton et jetant de nouveau sa quenouille)
Elle vous en a prié?

EVARISTE
Oui, et je ferai tout mon possible pour que la chose réussisse.

JEANNINE
Où est-il, cet éventail?

EVARISTE
Dans ma poche.

JEANNINE
Donnez-le moi, donnez-le moi; mais que personne ne le voie.

EVARISTE
Le voici. (Il le lui donne en cachette.)

CREPIN (à part, tendant la tête)
Il lui donne quelque chose.

COURONNE (même jeu)
Que peut-il bien lui avoir donné?

SUZANNE (à part)
Aucun doute, il lui a donné l'éventail.

CANDIDE
Ah oui, Evariste me trompe ! Le Comte a dit la vérité.

EVARISTE (à JEANNINE)
Mais je vous recommande le secret.

JEANNINE
Laissez-moi faire et ne vous inquiétez pas.

EVARISTE
Adieu.

JEANNINE
Je suis votre servante.

EVARISTE
Je me recommande à vous.

JEANNINE
Et moi à vous. (Elle reprend sa quenouille, s'assied et se remet à filer.)

EVARISTE (sur le point de s'en aller, se tourne et voit CANDIDE sur la terrasse. A part)
Oh, elle est de nouveau sur sa terrasse. Si je pouvais la prévenir ! (Il regarde autour de lui et veut lui parler.)
Madame Candide?
(CANDIDE lui tourne le dos et sort sans répondre.)

EVARISTE
Que signifie ceci? M'en voudrait-elle de quelque chose? Ce n'est pas possible… Je sais qu'elle m'aime, et elle est sûre que je l'adore. Mais pourtant… Oh, je comprends maintenant ce qui a dû se passer. Sa tante était là sans doute et la surveillait, et elle n'aura pas voulu être vue avec moi… Oui, oui, il en est ainsi, il ne peut en être autrement. Mais il faut rompre ce silence, il faut que je parle à Madame Gertrude et que j'obtienne d'elle qu'elle me fasse le don précieux de sa nièce. (Il sort.)

JEANNINE (filant)
Vraiment, je suis très obligée à Madame Candide de penser à moi. Pourrais-je faire moins pour elle? Entre nous autres jeunes filles, ce sont des services qu'on se rend et dont on peut innocemment faire l'échange.

COURONNE (se lève et s'approche de JEANNINE)
Vous aviez des choses bien intéressantes et bien mystérieuses à vous dire avec Monsieur Evariste !

JEANNINE
En quoi cela vous regarde-t-il? en quoi cela vous importe-t-il?

COURONNE
Si cela ne m'importait pas, je ne dirais rien.
(CREPIN se lève tout doucement et vient derrière COURONNE pour écouter.)

JEANNINE
Vous n'êtes rien pour moi et vous n'avez aucun pouvoir sur moi.

COURONNE
Si, pour l'instant, je ne suis rien pour vous, bientôt il en sera autrement.

JEANNINE (avec force)
Qui a dit cela?

COURONNE
Celui qui a dit cela, qui me l'a promis et qui m'en a donné sa parole, c'est quelqu'un qui peut la donner et qui peut disposer de vous.

JEANNINE (riant)
Mon frère sans doute?…

COURONNE
Oui, votre frère, et je lui raconterai tout : vos chuchotements, vos confidences, les cadeaux…

CREPIN (s'interposant entre eux deux)
Halte-là, Monsieur. Quelles prétentions avez-vous donc sur cette jeune fille?

COURONNE
Je n'ai pas de comptes à vous rendre.

CREPIN (à JEANNINE)
Et vous, qu'est-ce que c'est que ce commerce que vous avez avec Monsieur Evariste?

JEANNINE
Laissez-moi tranquille tous les deux et ne me rompez pas la tête.

CREPIN (à JEANNINE)
Je veux absolument le savoir.

COURONNE
Je veux? Que signifie ce "je veux?" Donnez des ordres à ceux qui dépendent de vous ! Jeannine m'a été promise par son frère.

CREPIN
Et moi, j'ai sa parole à elle; et une parole de la sœur vaut plus que cent paroles du frère.

COURONNE (à CREPIN)
Nous verrons cela.

CREPIN (à JEANNINE)
Que vous a donné Monsieur Evariste ?

JEANNINE
Allez au diable !

COURONNE
Oh, attendez, attendez, je l'ai vu sortir de chez la mercière. La mercière me dira bien ce que c'est. (Il se précipite vers SUZANNE.)

CREPIN
Il a dû lui acheter un quelconque colifichet. (Il se précipite vers SUZANNE.)

JEANNINE (à part)
Oh, moi, je ne dirai rien, c'est sûr… Mais je ne voudrais pas que Suzanne…

COURONNE (à SUZANNE)
Dites-moi, de grâce, ce que Monsieur Evariste a acheté chez vous.

SUZANNE (riant)
Un éventail.

CREPIN
Et est-ce que vous savez ce qu'il a donné à Jeannine ?

SUZANNE (même jeu)
L'éventail, pardi !

JEANNINE (à SUZANNE)
Ce n'est pas vrai !

SUZANNE (à JEANNINE, en se levant)
Comment, ce n'est pas vrai?

COURONNE (à JEANNINE, avec force)
Montrez-moi cet éventail.

CREPIN
Vous, ça ne vous regarde pas (Il donne une bourrade à COURONNE. A JEANNINE)
Je veux voir cet éventail.
(COURONNE lève la main et menace CREPIN.)

JEANNINE (à SUZANNE)
C'est votre faute.

SUZANNE (avec dédain, à JEANNINE)
C'est ma faute?

JEANNINE
Vous êtes une péronnelle !

SUZANNE (s'avançant, menaçante)
Une péronnelle, moi?

JEANNINE (brandissant sa quenouille)
Arrière, ou par le ciel, je vous jure que…

SUZANNE (se retirant)
Je m'en vais parce que je ne veux pas me commettre.

JEANNINE
Vous ne voulez pas vous commettre?

SUZANNE
Vous êtes une paysanne et vous vous conduisez comme une paysanne! (Elle rentre en courant dans sa boutique.)

JEANNINE (voudrait s'élancer à sa poursuite mais CREPIN la retient)
Lâchez-moi !

CREPIN (avec force)
Montrez-moi cet éventail !

JEANNINE
Je n'ai pas d'éventail.

COURONNE (à JEANNINE)
Que vous a donné Monsieur Evariste ?

JEANNINE (à COURONNE)
Votre impertinence dépasse tout ce que l'on peut imaginer.

COURONNE (s'approchant de JEANNINE)
Je veux le savoir.

CREPIN (le repoussant)
Ce ne sont pas vos affaires, vous dis-je.

JEANNINE
On ne parle pas sur ce ton à une jeune fille comme il faut. (Elle se rapproche de sa maison.)

CREPIN (s'approchant de JEANNINE)
Dites-le moi à moi, Jeannine.

JEANNINE (se rapprochant encore de sa porte)
Non, Monsieur.

COURONNE
Moi, moi, il faut que je le sache. (Il repousse CREPIN et s'approche de JEANNINE.)

JEANNINE
Allez au diable. (Elle entre chez elle et lui ferme la porte au nez.)

COURONNE
Me faire un tel affront, à moi? (A CREPIN)
A cause de vous ! (Il le menace.)

CREPIN
Vous êtes un impertinent.

COURONNE
Ne m'échauffez pas la bile !

CREPIN
Je n'ai pas peur de vous ! (Ils se menacent l'un l'autre.)

COURONNE (avec force)
Jeannine sera à moi.

CREPIN
Non, elle ne le sera jamais. Et si elle devait l'être, je jure par le ciel que…

COURONNE
Qu'est-ce que c'est que ces menaces? A qui croyez-vous avoir affaire?

CREPIN
Je suis un honnête homme et je suis connu.

COURONNE
Et moi, qu'est-ce que je suis?

CREPIN
Je n'en sais rien.

COURONNE
Je suis un honorable aubergiste.

CREPIN
Honorable?

COURONNE
Comment? Est-ce que vous en douteriez?

CREPIN
Ce n'est pas moi qui en doute.

COURONNE
Qui est-ce alors?

CREPIN
Ce village tout entier.

COURONNE
Eh, l'ami, ce n'est pas de moi que l'on parle. Moi, je ne vends pas du vieux cuir pour du neuf.

CREPIN
Et moi, je ne vends pas de l'eau pour du vin, ni de la brebis pour du mouton, pas plus que je ne vais, la nuit, voler des chats pour les servir ensuite sous le nom d'agneau ou de lièvre…

COURONNE
Par le ciel, je vous jure que… (Il lève la main.)

CREPIN (même jeu)
Eh là !…

COURONNE
Corbleu ! (Il met la main dans sa poche.)

CREPIN
Il met la main à sa poche ! (Il court à son établi pour prendre un outil quelconque.)

COURONNE
Je n'ai pas de couteau… (Il court prendre son banc. CREPIN lâche son outil et saisit l'un des sièges de l'apothicaire. COURONNE et lui se menacent et cherchent à se frapper.)


PREMIER ACTE - QUATRIÈME SCÈNE

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