LA MEME plus EVARISTE qui sort du café en courant joyeusement, puis COURONNE.
EVARISTE
Oh, la voici, la voici ! (A JEANNINE)
J'ai de la chance,
JEANNINE (ricanant)
Ah oui? Que veut dire cette gaîté?
EVARISTE
Oh, Jeannine, je suis l'homme le plus heureux, le plus joyeux du monde !
JEANNINE
Bravo, j'en suis ravie ! J'espère que vous me ferez donner satisfaction pour les impertinences qu'on m'a dites.
EVARISTE
Oui, tout ce que vous voudrez ! Sachez, ma chère Jeannine, qu'on vous avait soupçonnée. Madame Candide a appris que je vous avais donné l'éventail; elle croyait que je l'avais acheté pour vous; elle, était jalouse de vous.
JEANNINE
Elle était jalouse de moi?
EVARISTE
Oui, bien sûr.
JEANNINE (se tournant vers la villa)
Ah, que la rage t'étouffe !
EVARISTE (avec émotion et joie)
Elle voulait se marier avec un autre par dépit, par vengeance, par désespoir. Elle m'a vu, elle s'est trouvée mal, elle s'est évanouie. Je suis resté un grand moment sans pouvoir lui parler. Finalement, par hasard, par chance, sa tante est sortie de chez elle. Candide est descendue dans son jardin; moi, j'ai fait un trou dans la haie, j'ai escaladé le mur, je me suis jeté à ses pieds, j'ai pleuré, j'ai prié, je l'ai persuadée, je l'ai convaincue: elle est mienne, elle est mienne, il n'y a plus rien à redouter.
JEANNINE (se moquant un peu de lui)
Je m'en réjouis, je vous félicite, je vous congratule. Elle va être vôtre, toujours vôtre; j'en suis bien aise, j'en suis bien heureuse, j'en suis aux anges.
EVARISTE
Pour que mon bonheur soit sûr et complet, elle n'a mis qu'une seule condition.
JEANNINE
Et quelle est cette condition?
EVARISTE (avec émotion)
Pour me justifier entièrement, pour vous justifier, vous, en même temps, et pour lui donner une légitime satisfaction, il est nécessaire que je lui remette l'éventail.
JEANNINE
Nous voilà bien !
EVARISTE (toujours avec émotion)
Il y va de mon honneur et du vôtre. Si elle pouvait croire que je l'ai acheté pour vous, cela donnerait du crédit à ses soupçons. Je sais que vous êtes une jeune fille sage et prudente. Ayez la bonté de me rendre cet éventail.
JEANNINE (troublée)
Monsieur… je n'ai plus l'éventail.
EVARISTE
Oui, oui, vous avez raison. Je vous l'ai donné et je ne vous le demanderais pas si je ne me trouvais pas dans cette extrême nécessité. Je vous en achèterai un autre. Un autre beaucoup plus beau que celui-ci; mais, pour l'amour du ciel, rendez-moi tout de suite celui que je vous ai donné.
JEANNINE
Mais, Monsieur, puisque je vous dis que je ne l'ai plus.
EVARISTE (avec force)
Jeannine, il s'agit de ma vie et de votre réputation.
JEANNINE
Je vous répète sur mon honneur et avec tous les serments du monde que je n'ai pas cet éventail.
EVARISTE (avec chaleur)
Oh, ciel ! Qu'en avez-vous donc fait?
JEANNINE
Ils ont appris que j'avais cet éventail, ils se sont rués sur moi comme trois chiens enragés…
EVARISTE (hors de lui)
Qui?
JEANNINE
Mon frère.
EVARISTE (se précipitant vers la maison pour Rappeler)
Noiraud !
JEANNINE
Non, arrêtez; ce n'est pas Noiraud qui l'a.
EVARISTE (frappant du pied)
Qui donc alors?
JEANNINE
Je l'ai donné à Crépin.
EVARISTE (se précipitant vers l'échoppe)
Holà ! Où êtes-vous? Crépin !…
JEANNINE
Mais venez donc ici et écoutez.
EVARISTE
Je suis hors de moi.
JEANNINE
Crépin ne l'a plus.
EVARISTE
Mais qui est-ce qui l'a? Qui? Vite !
JEANNINE
C'est cette canaille de Couronné qui l'a.
EVARISTE (se précipitant vers l'auberge)
Couronné? Tout de suite ! Couronné !
COURONNE
Monsieur?
EVARISTE
Donnez-moi cet éventail.
COURONNE
Quel éventail?
JEANNINE
Celui que j'avais et qui lui appartient.
EVARISTE
Allons, tout de suite, sans perdre de temps…
COURONNE
Monsieur, je regrette infiniment…
EVARISTE
Quoi?
COURONNE
Mais cet éventail est introuvable.
EVARISTE
Il est introuvable?
COURONNE
Par distraction, je l'ai posé sur un tonneau. Je l'y ai laissé, je suis parti, je suis revenu, je ne l'ai plus retrouvé: quelqu'un l'a dérobé
EVARISTE
Il faut le retrouver. COURONNE. (-)
— Où? J'ai fait tout ce qui était possible.
EVARISTE
Dix, vingt, trente sequins pourraient-ils le faire retrouver?
COURONNE
Puisqu'il n'y est pas, il n'y est pas.
EVARISTE
Je suis désespéré.
COURONNE
Je suis désolé mais je ne sais que faire pour vous. (Il rentre dans l'auberge.)
EVARISTE (à JEANNINE)
Vous êtes ma ruine, ma destruction !
JEANNINE
En quoi est-ce ma faute?
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