(CITRONNET sort du café, avec les deux tasses de café, se dirigeant vers l'auberge; NOIRAUD sort de chez lui et se précipite au secours d'EVARISTE.)
CREPIN, TIMOTHEE et LES MEMES, puis LE COMTE.
CREPIN (venant de la rue)
Oh, voilà Monsieur Evariste! Que s'est-il passé?
JEANNINE (à CITRONNET)
De l'eau, de l'eau!
CREPIN
Du vin, du vin ! (Il se précipite dans son échoppe.)
CITRONNET
Donnez-lui du vin. Moi, je vais porter le café à l'auberge. (Il part.)
NOIRAUD
Allons, allons, Monsieur Evariste. En chasse, en chasse !
JEANNINE
Ah oui, il est bien question de chasse ! Il est amoureux. Voilà tout son mal.
TIMOTHEE (sortant de sa boutique)
Qu'y a-t-il?
NOIRAUD
Venez là, venez là, Monsieur Timothée.
JEANNINE
Venez porter secours à ce pauvre Monsieur.
TIMOTHEE
De quoi souffre-t-il?
JEANNINE
Il s'est trouvé mal.
TIMOTHEE
Il faut lui faire une saignée.
NOIRAUD
En êtes-vous capable, Monsieur?
TIMOTHEE
En cas de besoin, on sait tout faire. (Il va dans sa boutique.)
JEANNINE (à part)
Oh, pauvre Monsieur Evariste, il va l'estropier définitivement.
CREPIN (sortant de son échoppe, avec un fiasque de vin)
Voilà, voilà, ceci le fera revenir à lui, c'est un vin vieux de cinq ans.
JEANNINE
Il semble qu'il se ranime un peu.
CREPIN
Oh, ce vin ferait ressusciter un mort !
NOIRAUD
Allons, allons, remettez-vous.
TIMOTHEE (sortant de sa boutique, avec un bocal, des linges et un rasoir)
Me voici, vite, déshabillez-le.
NOIRAUD
Que voulez-vous donc faire avec ce rasoir?
TIMOTHEE
En cas d'urgence, c'est mieux qu'une lancette.
CREPIN
Un rasoir?
JEANNINE
Un rasoir?
EVARISTE (d'un ton pathétique, se levant)
Qui est-ce qui veut m'assassiner avec un rasoir?
JEANNINE
Monsieur Timothée !
TIMOTHEE
Je suis un honnête homme, je n'assassine personne, et quand on fait ce que l'on peut et ce que l'on sait faire, personne n'a le droit de vous faire des reproches. (A part)
On peut toujours m'appeler une autre fois, on verra si je viens ! (Il disparaît dans sa boutique.)
NOIRAUD
Voulez-vous venir chez moi, Monsieur Evariste? Vous vous reposerez sur mon lit.
EVARISTE
Allons où vous voudrez.
NOIRAUD
Donnez-moi le bras, appuyez-vous.
EVARISTE (se mettant en marche, soutenu par NOIRAUD)
Comme il vaudrait mieux pour moi que s'achevât cette misérable vie !
JEANNINE (à part)
S'il a envie de mourir, il n'a qu'à s'en remettre à l'apothicaire.
NOIRAUD
Nous voici à la porte. Entrons.
EVARISTE
Pitié inutile pour celui qui n'aspire qu'à mourir. (Ils entrent dans la maison.)
NOIRAUD (sur le seuil de la porte)
Jeannine, viens faire le lit pour monsieur Evariste. (Il entre chez lui. JEANNINE se prépare à entrer, elle aussi, mais CREPIN l'appelle.)
CREPIN
Jeannine !
JEANNINE
Qu'y a-t-il?
CREPIN
Vous êtes pleine de compassion pour ce Monsieur !
JEANNINE
Je fais mon devoir, car c'est vous et moi qui sommes la cause de son mal.
CREPIN
En ce qui vous concerne, je n'ai rien à redire. Mais moi? Qu'ai-je à voir là-dedans?
JEANNINE
C'est à cause de ce maudit éventail. (Elle entre chez elle.)
CREPIN
Maudit éventail ! Je l'aurai bien entendu nommer un million de fois. Mais cela me fait plaisir à cause de cet effronté de Couronné. Il est mon ennemi, et il le sera toujours, jusqu'à ce que j'arrive à épouser Jeannine. Je pourrais le poser par terre, cet éventail, dans un endroit quelconque, mais si on marche dessus et qu'on le casse? Il faut que je fasse quelque chose, je ne voudrais pas m'attirer des ennuis. J'ai entendu dire que, dans certaines circonstances, on pouvait perdre jusqu'à sa chemise. Et moi, le peu de choses que j'ai, je veux le garder. (Il va à son établi et prend l'éventail.)
CITRONNET
Et le…
LE COMTE (sortant de l'auberge)
Viens ici, attends. (Il prend un morceau de sucre et le met dans sa bouche.)
Contre le rhume.
CITRONNET
C'est toujours ça de pris !
LE COMTE
Quoi?
CITRONNET
Je dis que cela fait toujours du bien. (Il s'éloigne et rentre dans le café. LE COMTE se promène avec l'air satisfait de quelqu'un qui a bien mangé.)
CREPIN (à part)
J'ai presque envie… Oui, c'est cela qui est le mieux. (Il s'avance avec l'éventail.)
LE COMTE. (— )
Oh, bonjour, Crépin.
CREPIN
Serviteur de votre Illustrissime Seigneurie. LE COMTE, (à mi-voix)
- Mes souliers sont ressemelés?
CREPIN
Ils seront prêts demain. (Il fait voir l'éventail.)
LE COMTE
Qu'est-ce que vous avez de beau dans ce papier?
CREPIN
C'est quelque chose que j'ai trouvé par terre, prés de l'auberge de la Poste.
LE COMTE
Montrez.
CREPIN
A vos ordres. (Il le lui donne.)
LE COMTE
Oh, un éventail ! Un passant l'aura perdu. Que voulez-vous faire de cet éventail?
CREPIN
Moi, vraiment, je ne saurais qu'en faire.
LE COMTE
Voulez-vous le vendre?
CREPIN
Oh, le vendre ! Je ne saurais combien en demander. Vous croyez qu'il a de la valeur, cet éventail?
LE COMTE
Je ne sais pas, je ne m'y connais pas. Il est joliment décoré… Mais un éventail trouvé à la campagne ne peut pas valoir grand chose.
CREPIN
Moi, je serais content qu'il valût très cher.
LE COMTE
Pour le vendre un bon prix.
CREPIN
Non, vraiment, Illustrissime. Pour avoir le plaisir d'en faire don à Votre Illustrissime Seigneurie.
LE COMTE (content)
A moi? Vous voulez me le donner à moi?
CREPIN
Mais si ce n'est pas une chose digne de vous…
LE COMTE
Non, non, cet éventail a son mérite, il me semble assez bien, je vous remercie, mon cher. Vous pouvez compter sur ma protection partout où elle agit. (A part)
J'en ferai cadeau à quelqu'un et cela me fera honneur.
CREPIN
Mais je vous supplie de m'accorder une grâce.
LE COMTE (à part)
Oh, je le savais bien ! Ces gens-là ne donnent rien pour rien. (Haut)
Que voulez-vous? Parlez.
CREPIN
Je vous prie de ne pas dire que vous l'avez eu par moi.
LE COMTE
C'est tout ce que vous voulez?
CREPIN
C'est tout.
LE COMTE (à part)
Allons, allons, il est discret. (Haut)
Si vous ne voulez rien d'autre… Mais, dites-moi de grâce : vous ne voulez pas qu'on sache que je l'ai eu par vous, l'auriez-vous volé par hasard?
CREPIN
Pardonnez-moi, Illustrissime, je ne suis pas capable…
LE COMTE
Mais pourquoi ne voulez-vous pas que l'on sache que je l'ai eu par vous? Si vous l'avez trouvé et si son propriétaire ne le réclame pas, je suis incapable d'en voir la raison.
CREPIN (riant)
Eh, il y a bien une raison.
LE COMTE
Quelle est-elle?
CREPIN
Je vais vous le dire. J'ai une amoureuse.
LE COMTE
Je le sais très bien. C'est Jeannine.
CREPIN
Et si Jeannine apprenait que j'avais cet éventail et que je ne le lui ai pas donné à elle, elle prendrait mal la chose.
LE COMTE
Vous avez bien fait de ne pas le lui donner. Ce n'est pas un éventail pour une paysanne. (Il le met dans sa poche.)
Ne craignez rien, je ne dirai à personne que je l'ai eu par vous. Mais à propos, comment vont vos affaires avec Jeannine? Vous avez vraiment le désir de l'épouser?
CREPIN
Pour vous dire la vérité… Je vous avoue ma faiblesse. Je l'épouserais volontiers.
LE COMTE
S'il en est ainsi, ne vous inquiétez pas. Je vous la ferai épouser ce soir même, si vous voulez.
CREPIN
Vraiment !
LE COMTE
Pour qui me prenez-vous? Vous ne savez donc pas ce que vaut ma protection?
CREPIN
Mais Couronné qui veut aussi l'avoir pour femme ?
LE COMTE
Couronné?… Couronné est un sot. Jeannine vous aime-t-elle?
CREPIN
Beaucoup.
LE COMTE
Très bien alors. Vous êtes aimé, elle ne peut pas souffrir Couronné : fiez-vous à ma protection.
CREPIN
Jusque-là, je vous suis très bien. Mais son frère?
LE COMTE
Son frère? Quel frère? Si la soeur consent, que vient faire là-dedans le frère? Fiez-vous à ma protection.
CREPIN
Je me recommande donc à votre bonté.
LE COMTE
Oui, à ma protection.
CREPIN
Je vais finir de ressemeler vos souliers.
LE COMTE
Parlez moins haut. J'en aurais besoin d'une paire de neufs.
CREPIN
A votre service.
LE COMTE
Oh, mais vous savez, je tiens à les payer ! Ne croyez surtout pas… Je ne vends pas ma protection, moi.
CREPIN
Oh, pour une paire de souliers !
LE COMTE
Allez, allez vaquer à vos occupations.
CREPIN
J'y vais tout de suite. (Il se dirige vers son établi. LE COMTE tire l'éventail de sa poche et se met à l'examiner.)
CREPIN (à part)
Oh, saperlipopette! Cela m'était sorti de l'idée. Madame Gertrude m'a envoyé à la recherche de Monsieur Evariste, je l'ai trouvé ici et je ne lui ai rien dit. Mais sa maladie… L'éventail… J'ai oublié. J'irais bien l'avertir, mais je ne veux pas mettre les pieds dans cette maison, à cause de Noiraud. Voici ce que je vais faire, je vais aller trouver Madame Gertrude. Je lui dirai que Monsieur Evariste est chez Jeannine et elle l'enverra chercher par qui elle voudra. (Il entre dans la boutique de la mercière.)
LE COMTE (avec dédain)
Eh ! Somme toute, ce n'est qu'un éventail. Combien peut-il valoir?… est-ce que je sais? Sept ou huit paoli. Si c'était quelque chose de mieux, je le donnerais à Madame Candide qui, ce matin, a cassé le sien. Mais pourquoi non? Il n'est pas si vilain.
JEANNINE (à sa fenêtre)
Je ne vois pas Crépin. Où peut-il bien être passé à l'heure qu'il est?
LE COMTE
Ces personnages ne sont pas bien peints mais il me semble qu'ils ne sont pas mal dessinés.
JEANNINE (à part)
Oh, que vois-je ! L'éventail dans les mains de Monsieur le Comte ! Vite, vite, allons réveiller Monsieur Evariste. (Elle disparaît.)
LE COMTE
Suffit, on ne refuse jamais un cadeau. Ce sera toujours quelque chose.
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