ACTE III - Scène I


Attila
Octar, as-tu pris soin de redoubler ma garde ?

Octar
Oui, seigneur, et déjà chacun s'entre-regarde,
S'entre-demande à quoi ces ordres que j'ai mis…

Attila
Quand on a deux rivaux, manque-t-on d'ennemis ?

Octar
Mais, seigneur, jusqu'ici vous en doutez encore.

Attila
Et pour bien éclaircir ce qu'en effet j'ignore,
Je me mets à couvert de ce que de plus noir
Inspire à leurs pareils l'amour au désespoir ;
Et ne laissant pour arme à leur douleur pressante
Qu'une haine sans force, une rage impuissante,
Je m'assure un triomphe en ce glorieux jour
Sur leurs ressentiments, comme sur leur amour.
Qu'en disent nos deux rois ?

Octar
Leurs âmes, alarmées
De voir par ce renfort leurs tentes enfermées,
Affectent de montrer une tranquillité…

Attila
De leur tente à la mienne ils ont la liberté.

Octar
Oui, mais seuls, et sans suite ; et quant aux deux princesses,
Que de leurs actions on laisse encor maîtresses,
On ne permet d'entrer chez elles qu'à leurs gens ;
Et j'en bannis par là ces rois et leurs agents.
N'en ayez plus, seigneur, aucune inquiétude :
Je les fais observer avec exactitude ;
Et de quelque côté qu'elles tournent leurs pas,
J'ai des yeux tous placés qui ne les manquent pas :
On vous rendra bon compte et des deux rois et d'elles.

Attila
Il suffit sur ce point : apprends d'autres nouvelles.
Ce grand chef des Romains, l'illustre Aétius,
Le seul que je craignais, Octar, il ne vit plus.

Octar
Qui vous en a défait ?

Attila
Valentinian même.
Craignant qu'il n'usurpât jusqu'à son diadème,
Et pressé des soupçons où j'ai su l'engager,
Lui-même, à ses yeux même, il l'a fait égorger.
Rome perd en lui seul plus de quatre batailles :
Je me vois l'accès libre au pied de ses murailles ;
Et si j'y fais paraître Honorie et ses droits,
Contre un tel empereur j'aurai toutes les voix :
Tant l'effroi de mon nom, et la haine publique
Qu'attire sur sa tête une mort si tragique,
Sauront faire aisément, sans en venir aux mains,
De l'époux d'une soeur un maître des Romains.

Octar
Ainsi donc votre choix tombe sur Honorie ?

Attila
J'y fais ce que je puis, et ma gloire m'en prie ;
Mais d'ailleurs Ildione a pour moi tant d'attraits,
Que mon coeur étonné flotte plus que jamais.
Je sens combattre encor dans ce coeur qui soupire
Les droits de la beauté contre ceux de l'empire.
L'effort de ma raison qui soutient mon orgueil
Ne peut non plus que lui soutenir un coup d'oeil ;
Et quand de tout moi-même il m'a rendu le maître,
Pour me rendre à mes fers elle n'a qu'à paraître.
Ô beauté, qui te fais adorer en tous lieux,
Cruel poison de l'âme, et doux charme des yeux,
Que devient, quand tu veux, l'autorité suprême,
Si tu prends malgré moi l'empire de moi-même,
Et si cette fierté qui fait partout la loi
Ne peut me garantir de la prendre de toi ?
Va la trouver pour moi, cette beauté charmante ;
Du plus utile choix donne-lui l'épouvante ;
Pour l'obliger à fuir, peins-lui bien tout l'affront
Que va mon hyménée imprimer sur son front.
Ose plus : fais-lui peur d'une prison sévère
Qui me réponde ici du courroux de son frère,
Et retienne tous ceux que l'espoir de sa foi
Pourrait en un moment soulever contre moi.
Mais quelle âme en effet n'en serait pas séduite ?
Je vois trop de périls, Octar, en cette fuite :
Ses yeux, mes souverains, à qui tout est soumis,
Me sauraient d'un coup d'oeil faire trop d'ennemis.
Pour en sauver mon coeur prends une autre manière.
Fais-m'en haïr, peins-moi d'une humeur noire et fière ;
Dis-lui que j'aime ailleurs ; et fais-lui prévenir
La gloire qu'Honorie est prête d'obtenir.
Fais qu'elle me dédaigne, et me préfère un autre
Qui n'ait pour tout pouvoir qu'un faible emprunt du nôtre :
Ardaric, Valamir, ne m'importe des deux.
Mais voir en d'autres bras l'objet de tous mes voeux !
Vouloir qu'à mes yeux même un autre le possède !
Ah ! Le mal est encor plus doux que le remède.
Dis-lui, fais-lui savoir…

Octar
Quoi, seigneur ?

Attila
Je ne sai :
Tout ce que j'imagine est d'un fâcheux essai.

Octar
À quand remettez-vous, après tout, d'en résoudre ?

Attila
Octar, je l'aperçois. Quel nouveau coup de foudre !
Ô raison confondue, orgueil presque étouffé,
Avant ce coup fatal que n'as-tu triomphé !

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