ACTE IV - Scène VI


Ildione
D'où viennent ces soupirs ? D'où naît cette tristesse ?
Est-ce que la surprise étonne l'allégresse,
Qu'elle en suspend l'effet pour le mieux signaler,
Et qu'aux yeux du tyran il faut dissimuler ?
Il est parti, seigneur ; souffrez que votre joie,
Souffrez que son excès tout entier se déploie,
Qu'il fasse voir aux miens celui de votre amour.

Ardaric
Vous allez soupirer, madame, à votre tour,
À moins que votre coeur malgré vous se prépare
À n'avoir rien d'humain non plus que ce barbare.
Il me choisit pour vous ; c'est un honneur bien grand,
Mais qui doit faire horreur par le prix qu'il le vend.
À recevoir ma main pourrez-vous être prête,
S'il faut qu'à Valamir il en coûte la tête ?

Ildione
Quoi ? Seigneur !

Ardaric
Attendez à vous en étonner
Que vous sachiez la main qui doit l'assassiner.
C'est à cet attentat la mienne qu'il destine,
Madame.

Ildione
C'est par vous, seigneur, qu'il l'assassine !

Ardaric
Il me fait son bourreau pour perdre un autre roi
À qui fait sa fureur la même offre qu'à moi.
Aux dépens de sa tête il veut qu'on vous obtienne,
Ou lui donne Honorie aux dépens de la mienne :
Sa cruelle faveur m'en a laissé le choix.

Ildione
Quel crime voit sa rage à punir en deux rois ?

Ardaric
Le crime de tous deux, c'est d'aimer deux princesses,
C'est d'avoir mieux que lui mérité leurs tendresses.
De vos bontés pour nous il nous fait un malheur,
Et d'un sujet de joie un excès de douleur.

Ildione
Est-il orgueil plus lâche, ou lâcheté plus noire ?
Il veut que je vous coûte ou la vie ou la gloire,
Et serve de prétexte au choix infortuné
D'assassiner vous-même ou d'être assassiné !
Il vous offre ma main comme un bonheur insigne,
Mais à condition de vous en rendre indigne ;
Et si vous refusez par là de m'acquérir,
Vous ne sauriez vous-même éviter de périr !

Ardaric
Il est beau de périr pour éviter un crime :
Quand on meurt pour sa gloire, on revit dans l'estime ;
Et triompher ainsi du plus rigoureux sort,
C'est s'immortaliser par une illustre mort.

Ildione
Cette immortalité qui triomphe en idée
Veut être, pour charmer, de plus loin regardée ;
Et quand à notre amour ce triomphe est fatal,
La gloire qui le suit nous en console mal.

Ardaric
Vous vengerez ma mort ; et mon âme ravie…

Ildione
Ah ! Venger une mort n'est pas rendre une vie :
Le tyran immolé me laisse mes malheurs ;
Et son sang répandu ne tarit pas mes pleurs.

Ardaric
Pour sauver une vie, après tout périssable,
En rendrais-je le reste infâme et détestable ?
Et ne vaut-il pas mieux assouvir sa fureur,
Et mériter vos pleurs, que de vous faire horreur ?

Ildione
Vous m'en feriez sans doute, après cette infamie,
Assez pour vous traiter en mortelle ennemie ;
Mais souvent la fortune a d'heureux changements
Qui président sans nous aux grands événements.
Le ciel n'est pas toujours aux méchants si propice :
Après tant d'indulgence, il a de la justice.
Parlez à Valamir, et voyez avec lui
S'il n'est aucun remède à ce mortel ennui.

Ardaric
Madame…

Ildione
Allez, seigneur : nos maux et le temps pressent,
Et les mêmes périls tous deux vous intéressent.

Ardaric
J'y vais ; mais en l'état qu'est son sort et le mien,
Nous nous plaindrons ensemble et ne résoudrons rien.

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