ACTE III - Scène IV
Honorie
Accepter ses refus ! Moi, seigneur ?
Attila
Vous, madame.
Peut-il être honteux de devenir ma femme ?
Et quand on vous assure un si glorieux nom,
Peut-il vous importer qui vous en fait le don ?
Peut-il vous importer par quelle voie arrive
La gloire dont pour vous Ildione se prive ?
Que ce soit son refus, ou que ce soit mon choix,
En marcherez-vous moins sur la tête des rois ?
Mes deux traités de paix m'ont donné deux princesses,
Dont l'une aura ma main, si l'autre eut mes tendresses ;
L'une aura ma grandeur, comme l'autre eut mes voeux :
C'est ainsi qu'Attila se partage à vous deux.
N'en murmurez, madame, ici non plus que l'autre ;
Sa part la satisfait, recevez mieux la vôtre ;
J'en étais idolâtre, et veux vous épouser.
La raison ? C'est ainsi qu'il me plaît d'en user.
Honorie
Et ce n'est pas ainsi qu'il me plaît qu'on en use :
Je cesse d'estimer ce qu'une autre refuse,
Et bien que vos traités vous engagent ma foi,
Le rebut d'Ildione est indigne de moi.
Oui, bien que l'univers ou vous serve ou vous craigne,
Je n'ai que des mépris pour ce qu'elle dédaigne.
Quel honneur est celui d'être votre moitié,
Qu'elle cède par grâce, et m'offre par pitié ?
Je sais ce que le ciel m'a faite au-dessus d'elle,
Et suis plus glorieuse encor qu'elle n'est belle.
Attila
J'adore cet orgueil, il est égal au mien,
Madame ; et nos fiertés se ressemblent si bien,
Que si la ressemblance est par où l'on s'entr'aime,
J'ai lieu de vous aimer comme une autre moi-même.
Honorie
Ah ! Si non plus que vous je n'ai point le coeur bas,
Nos fiertés pour cela ne se ressemblent pas.
La mienne est de princesse, et la vôtre est d'esclave :
Je brave les mépris, vous aimez qu'on vous brave ;
Votre orgueil a son faible, et le mien, toujours fort,
Ne peut souffrir d'amour dans ce peu de rapport.
S'il vient de ressemblance, et que d'illustres flammes
Ne puissent que par elle unir les grandes âmes,
D'où naîtrait cet amour, quand je vois en tous lieux
De plus dignes fiertés qui me ressemblent mieux ?
Attila
Vous en voyez ici, madame ; et je m'abuse,
Ou quelque autre me vole un coeur qu'on me refuse ;
Et cette noble ardeur de me désobéir
En garde la conquête à l'heureux Valamir
Honorie
Ce n'est qu'à moi, seigneur, que j'en dois rendre conte ;
Quand je voudrai l'aimer, je le pourrai sans honte :
Il est roi comme vous.
Attila
En effet il est roi,
J'en demeure d'accord, mais non pas comme moi.
Même splendeur de sang, même titre nous pare ;
Mais de quelques degrés le pouvoir nous sépare ;
Et du trône où le ciel a voulu m'affermir,
C'est tomber d'assez haut que jusqu'à Valamir
Chez ses propres sujets ce titre qu'il étale
Ne fait d'entre eux et moi que remplir l'intervalle ;
Il reçoit sous ce titre et leur porte mes lois ;
Et s'il est roi des Goths, je suis celui des rois.
Honorie
Et j'ai de quoi le mettre au-dessus de ta tête,
Sitôt que de ma main j'aurai fait sa conquête.
Tu n'as pour tout pouvoir que des droits usurpés
Sur des peuples surpris et des princes trompés ;
Tu n'as d'autorité que ce qu'en font les crimes ;
Mais il n'aura de moi que des droits légitimes ;
Et fût-il sous ta rage à tes pieds abattu,
Il est plus grand que toi, s'il a plus de vertu.
Attila
Sa vertu ni vos droits ne sont pas de grands charmes,
À moins que pour appui je leur prête mes armes.
Ils ont besoin de moi, s'ils veulent aller loin ;
Mais pour être empereur je n'en ai plus besoin.
Aétius est mort, l'empire n'a plus d'homme,
Et je puis trop sans vous me faire place à Rome.
Honorie
Aétius est mort ! Je n'ai plus de tyran ;
Je reverrai mon frère en Valentinian ;
Et mille vrais héros qu'opprimait ce faux maître
Pour me faire justice à l'envi vont paraître.
Ils défendront l'empire, et soutiendront mes droits
En faveur des vertus dont j'aurai fait le choix.
Les grands coeurs n'osent rien sous de si grands ministres :
Leur plus haute valeur n'a d'effets que sinistres ;
Leur gloire fait ombrage à ces puissants jaloux,
Qui s'estiment perdus s'ils ne les perdent tous.
Mais après leur trépas tous ces grands coeurs revivent ;
Et pour ne plus souffrir des fers qui les captivent,
Chacun reprend sa place et remplit son devoir.
La mort d'Aétius te le fera trop voir :
Si pour leur maître en toi je leur mène un barbare,
Tu verras quel accueil leur vertu te prépare ;
Mais si d'un Valamir j'honore un si haut rang,
Aucun pour me servir n'épargnera son sang.
Attila
Vous me faites pitié de si mal vous connaître,
Que d'avoir tant d'amour, et le faire paraître.
Il est honteux, madame, à des rois tels que nous,
Quand ils en sont blessés, d'en laisser voir les coups.
Il a droit de régner sur les âmes communes,
Non sur celles qui font et défont les fortunes ;
Et si de tout le coeur on ne peut l'arracher,
Il faut s'en rendre maître, ou du moins le cacher.
Je ne vous blâme point d'avoir eu mes faiblesses ;
Mais faites même effort sur ces lâches tendresses,
Et comme je vous tiens seule digne de moi,
Tenez-moi seul aussi digne de votre foi.
Vous aimez Valamir, et j'adore Ildione :
Je me garde pour vous, gardez-vous pour mon trône ;
Prenez ainsi que moi des sentiments plus hauts,
Et suivez mes vertus ainsi que mes défauts.
Honorie
Parle de tes fureurs et de leur noir ouvrage :
Il s'y mêle peut-être une ombre de courage ;
Mais bien loin qu'avec gloire on te puisse imiter,
La vertu des tyrans est même à détester.
Irais-je à ton exemple assassiner mon frère ?
Sur tous mes alliés répandre ma colère ?
Me baigner dans leur sang, et d'un orgueil jaloux… ?
Attila
Si nous nous emportons, j'irai plus loin que vous,
Madame.
Honorie
Les grands coeurs parlent avec franchise.
Attila
Quand je m'en souviendrai, n'en soyez pas surprise ;
Et si je vous épouse avec ce souvenir,
Vous voyez le passé, jugez de l'avenir.
Je vous laisse y penser. Adieu, madame.
Honorie
Ah ! Traître !
Attila
Je suis encore amant, demain je serai maître.
Remenez la princesse,Octar.
Honorie
Quoi ?
Attila
C'est assez.
Vous me direz tantôt tout ce que vous pensez ;
Mais pensez-y deux fois avant que me le dire :
Songez que c'est de moi que vous tiendrez l'empire ;
Que vos droits sans ma main ne sont que droits en l'air.
Honorie
Ciel !
Attila
Allez, et du moins apprenez à parler.
Honorie
Apprends, apprends toi-même à changer de langage,
Lorsqu'au sang des Césars ta parole t'engage.
Attila
Nous en pourrons changer avant la fin du jour.
Honorie
Fais ce que tu voudras, tyran, j'aurai mon tour.