ACTE V - Scène III


Attila
Eh bien ! Mes illustres amis,
Contre mes grands rivaux quel espoir m'est permis ?
Pas un n'a-t-il pour soi la digne complaisance
D'acquérir sa princesse en perdant qui m'offense ?
Quoi ? L'amour, l'amitié, tout va d'un froid égal !
Pas un ne m'aime assez pour haïr mon rival !
Pas un de son objet n'a l'âme assez ravie
Pour vouloir être heureux aux dépens d'une vie !
Quels amis ! Quels amants ! Et quelle dureté !
Daignez, daignez du moins la mettre en sûreté :
Si ces deux intérêts n'ont rien qui la fléchisse,
Que l'horreur de mourir, à leur défaut, agisse ;
Et si vous n'écoutez l'amitié ni l'amour,
Faites un noble effort pour conserver le jour.

Valamir
À l'inhumanité joindre la raillerie,
C'est à son dernier point porter la barbarie.
Après l'assassinat d'un frère et de six rois,
Notre tour est venu de subir mêmes lois ;
Et nous méritons bien les plus cruels supplices
De nous être exposés aux mêmes sacrifices,
D'en avoir pu souffrir chaque jour de nouveaux.
Punissez, vengez-vous, mais cherchez des bourreaux ;
Et si vous êtes roi, songez que nous le sommes.

Attila
Vous ? Devant Attila vous n'êtes que deux hommes ;
Et dès qu'il m'aura plu d'abattre votre orgueil,
Vos têtes pour tomber n'attendront qu'un coup d'oeil.
Je fais grâce à tous deux de n'en demander qu'une :
Faites-en décider l'épée et la fortune ;
Et qui succombera du moins tiendra de moi
L'honneur de ne périr que par la main d'un roi.
Nobles gladiateurs, dont ma colère apprête
Le spectacle pompeux à cette grande fête,
Montrez, montrez un coeur enfin digne du rang.

Ardaric
Votre main est plus faite à verser de tel sang ;
C'est lui faire un affront que d'emprunter les nôtres.

Attila
Pour me faire justice il s'en trouvera d'autres ;
Mais si vous renoncez aux objets de vos voeux,
Le refus d'une tête en pourra coûter deux.
Je révoque ma grâce, et veux bien que vos crimes
De deux rois mes rivaux me fassent deux victimes ;
Et ces rares objets si peu dignes de moi
Seront le digne prix de cet illustre emploi.
De celui de vos feux je ferai la conquête
De quiconque à mes pieds abattra votre tête.
Et comme vous paierez celle de Valamir,
Nous aurons à ce prix des bourreaux à choisir ;
Et pour nouveau supplice à de si belles flammes,
Ce choix ne tombera que sur les plus infâmes.

Honorie
Tu pourrais être lâche et cruel jusque-là !

Attila
Encor plus, s'il le faut, mais toujours Attila,
Toujours l'heureux objet de la haine publique,
Fidèle au grand dépôt du pouvoir tyrannique,
Toujours…

Honorie
Achève, et dis que tu veux en tout lieu
Être l'effroi du monde, et le fléau de Dieu.
Étale insolemment l'épouvantable image
De ces fleuves de sang où se baignait ta rage.
Fais voir…

Attila
Que vous perdez de mots injurieux
À me faire un reproche et doux et glorieux !
Ce dieu dont vous parlez, de temps en temps sévère,
Ne s'arme pas toujours de toute sa colère ;
Mais quand à sa fureur il livre l'univers,
Elle a pour chaque temps des déluges divers.
Jadis, de toutes parts faisant regorger l'onde,
Sous un déluge d'eaux il abîma le monde ;
Sa main tient en réserve un déluge de feux
Pour le dernier moment de nos derniers neveux ;
Et mon bras, dont il fait aujourd'hui son tonnerre,
D'un déluge de sang couvre pour lui la terre.

Honorie
Lorsque par les tyrans il punit les mortels,
Il réserve sa foudre à ces grands criminels,
Qu'il donne pour supplice à toute la nature,
Jusqu'à ce que leur rage ait comblé la mesure.
Peut-être qu'il prépare en ce même moment
À de si noirs forfaits l'éclat du châtiment,
Qu'alors que ta fureur à nous perdre s'apprête,
Il tient le bras levé pour te briser la tête,
Et veut qu'un grand exemple oblige de trembler
Quiconque désormais t'osera ressembler.

Attila
Eh bien ! En attendant ce changement sinistre,
J'oserai jusqu'au bout lui servir de ministre,
Et faire exécuter toutes ses volontés
Sur vous et sur des rois contre moi révoltés.
Par des crimes nouveaux je punirai les vôtres,
Et mon tour à périr ne viendra qu'après d'autres.

Honorie
Ton sang, qui chaque jour, à longs flots distillés,
S'échappe vers ton frère et six rois immolés,
Te dirait-il trop bas que leurs ombres t'appellent ?
Faut-il que ces avis par moi se renouvellent ?
Vois, vois couler ce sang qui te vient avertir,
Tyran, que pour les joindre il faut bientôt partir.

Attila
Ce n'est rien ; et pour moi s'il n'est point d'autre foudre,
J'aurai pour ce départ du temps à m'y résoudre.
D'autres vous envoiraient leur frayer le chemin ;
Mais j'en laisserai faire à votre grand destin,
Et trouverai pour vous quelques autres vengeances,
Quand l'humeur me prendra de punir tant d'offenses.

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