ACTE IV - Scène IV


Attila
Seigneur, sur ce grand choix je cesse d'être en peine :
J'épouse dès ce soir la princesse romaine,
Et n'ai plus qu'à prévoir à qui plus sûrement
Je puis confier l'autre et son ressentiment.
Le roi des Bourguignons, par ambassade expresse,
Pour Sigismond, son fils, voulait cette princesse ;
Mais nos ambassadeurs furent mieux écoutés.
Pourrait-il nous donner toutes nos sûretés ?

Ardaric
Son état sert de borne à ceux de Mérouée ;
La partie entre eux deux serait bientôt nouée ;
Et vous verriez armer d'une pareille ardeur
Un mari pour sa femme, un frère pour sa soeur :
L'union en serait trop facile et trop grande.

Attila
Celui des Visigoths faisait même demande.
Comme de Mérouée il est plus écarté,
Leur union aurait moins de facilité :
Le Bourguignon d'ailleurs sépare leurs provinces,
Et servirait pour nous de barre à ces deux princes.

Ardaric
Oui ; mais bientôt lui-même entre eux deux écrasé
Leur ferait à se joindre un chemin trop aisé ;
Et ces deux rois, par là maîtres de la contrée,
D'autant plus fortement en défendraient l'entrée,
Qu'ils auraient plus à perdre, et qu'un juste courroux
N'aurait plus tant de chefs à liguer contre vous.
La princesse Ildione est orgueilleuse et belle ;
Il lui faut un mari qui réponde mieux d'elle,
Dont tous les intérêts aux vôtres soient soumis,
Et ne le pas choisir parmi vos ennemis.
D'une fière beauté la haine opiniâtre
Donne à ce qu'elle hait jusqu'au bout à combattre ;
Et pour peu que la veuille écouter un époux…

Attila
Il lui faut donc, seigneur, ou Valamir, ou vous.
La pourriez-vous aimer ? Parlez sans flatterie.
J'apprends que Valamir est aimé d'Honorie ;
Il peut de mon hymen concevoir quelque ennui,
Et je m'assurerais sur vous plus que sur lui.

Ardaric
C'est m'honorer, seigneur, de trop de confiance.

Attila
Parlez donc, pourriez-vous goûter cette alliance ?

Ardaric
Vous savez que vous plaire est mon plus cher souci.

Attila
Qu'on cherche la princesse, et qu'on l'amène ici :
Je veux que de ma main vous receviez la sienne.
Mais dites-moi, de grâce, attendant qu'elle vienne,
Par où me voulez-vous assurer votre foi ?
Et que seriez-vous prêt d'entreprendre pour moi ?
Car enfin elle est belle, elle peut tout séduire,
Et vous forcer vous-même à me vouloir détruire.

Ardaric
Faut-il vous immoler l'orgueil de Torrismond ?
Faut-il teindre l'Arar du sang de Sigismond ?
Faut-il mettre à vos pieds et l'un et l'autre trône ?

Attila
Ne dissimulez point, vous aimez Ildione,
Et proposez bien moins ces glorieux travaux
Contre mes ennemis que contre vos rivaux.
Ce prompt emportement et ces subites haines
Sont d'un amour jaloux les preuves trop certaines :
Les soins de cet amour font ceux de ma grandeur ;
Et si vous n'aimiez pas, vous auriez moins d'ardeur.
Voyez comme un rival est soudain haïssable,
Comme vers notre amour ce nom le rend coupable,
Comme sa perte est juste encor qu'il n'ose rien ;
Et sans aller si loin, délivrez-moi du mien.
Différez à punir une offense incertaine,
Et servez ma colère avant que votre haine.
Serait-il sûr pour moi d'exposer ma bonté
À tous les attentats d'un amant supplanté ?
Vous-même pourriez-vous épouser une femme,
Et laisser à ses yeux le maître de son âme ?

Ardaric
S'il était trop à craindre, il faudrait l'en bannir.

Attila
Quand il est trop à craindre, il faut le prévenir.
C'est un roi dont les gens, mêlés parmi les nôtres,
Feraient accompagner son exil de trop d'autres,
Qu'on verrait s'opposer aux soins que nous prendrons,
Et de nos ennemis grossir les escadrons.

Ardaric
Est-ce un crime pour lui qu'une douce espérance
Que vous pourriez ailleurs porter la préférence ?

Attila
Oui, pour lui, pour vous-même, et pour tout autre roi,
C'en est un que prétendre en même lieu que moi.
S'emparer d'un esprit dont la foi m'est promise,
C'est surprendre une place entre mes mains remise ;
Et vous ne seriez pas moins coupable que lui,
Si je ne vous voyais d'un autre oeil aujourd'hui.
À des crimes pareils j'ai dû même justice,
Et ne choisis pour vous qu'un amoureux supplice.
Pour un si cher objet que je mets en vos bras,
Est-ce un prix excessif qu'un si juste trépas ?

Ardaric
Mais c'est déshonorer, seigneur, votre hyménée
Que vouloir d'un tel sang en marquer la journée.

Attila
Est-il plus grand honneur que de voir en mon choix
Qui je veux à ma flamme immoler de deux rois,
Et que du sacrifice où s'expiera leur crime,
L'un d'eux soit le ministre, et l'autre la victime ?
Si vous n'osez par là satisfaire vos feux,
Craignez que Valamir ne soit moins scrupuleux,
Qu'il ne s'impute pas à tant de barbarie
D'accepter à ce prix son illustre Honorie,
Et n'ait aucune horreur de ses voeux les plus doux,
Si leur entier succès ne lui coûte que vous ;
Car je puis épouser encor votre princesse,
Et détourner vers lui l'effort de ma tendresse.

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