ACTE II - Scène VI


Ildione
On vous a consulté, seigneur ; m'apprendrez-vous
Comment votre Attila dispose enfin de nous ?

Ardaric
Comment disposez-vous vous-même de mon âme ?
Attila va choisir ; il faut parler, madame :
Si son choix est pour vous, que ferez-vous pour moi ?

Ildione
Tout ce que peut un coeur qu'engage ailleurs ma foi.
C'est devers vous qu'il penche ; et si je ne vous aime,
Je vous plaindrai du moins à l'égal de moi-même :
J'aurai mêmes ennuis, j'aurai mêmes douleurs ;
Mais je n'oublierai point que je me dois ailleurs.

Ardaric
Cette foi que peut-être on est près de vous rendre,
Si vous aviez du coeur, vous sauriez la reprendre.

Ildione
J'en ai, s'il faut me vaincre, autant qu'on peut avoir,
Et n'en aurai jamais pour vaincre mon devoir.

Ardaric
Mais qui s'engage à deux dégage l'une et l'autre.

Ildione
Ce serait ma pensée aussi bien que la vôtre ;
Et si je n'étais pas, seigneur, ce que je suis,
J'en prendrais quelque droit de finir mes ennuis ;
Mais l'esclavage fier d'une haute naissance,
Où toute autre peut tout, me tient dans l'impuissance ;
Et victime d'état, je dois sans reculer
Attendre aveuglément qu'on me daigne immoler.

Ardaric
Attendre qu'Attila, l'objet de votre haine,
Daigne vous immoler à la fierté romaine ?

Ildione
Qu'un pareil sacrifice aurait pour moi d'appas !
Et que je souffrirai s'il ne s'y résout pas !

Ardaric
Qu'il serait glorieux de le faire vous-même,
D'en épargner la honte à votre diadème !
J'entends celui des Francs, qu'au lieu de maintenir…

Ildione
C'est à mon frère alors de venger et punir ;
Mais ce n'est point à moi de rompre une alliance
Dont il vient d'attacher vos Huns avec sa France,
Et me faire par là du gage de la paix
Le flambeau d'une guerre à ne finir jamais.
Il faut qu'Attila parle ; et puisse être Honorie
La plus considérée, ou moi la moins chérie !
Puisse-t-il se résoudre à me manquer de foi !
C'est tout ce que je puis et pour vous et pour moi.
S'il vous faut des souhaits, je n'en suis point avare ;
S'il vous faut des regrets, tout mon coeur s'y prépare,
Et veut bien…

Ardaric
Que feront d'inutiles souhaits
Que laisser à tous deux d'inutiles regrets ?
Pouvez-vous espérer qu'Attila vous dédaigne ?

Ildione
Rome est encor puissante, il se peut qu'il la craigne.

Ardaric
À moins que pour appui Rome n'ait vos froideurs,
Vos yeux l'emporteront sur toutes ses grandeurs :
Je le sens en moi-même, et ne vois point d'empire
Qu'en mon coeur d'un regard ils ne puissent détruire.
Armez-les de rigueurs, madame, et par pitié
D'un charme si funeste ôtez-leur la moitié :
C'en sera trop encore, et pour peu qu'ils éclatent,
Il n'est aucun espoir dont mes désirs se flattent.
Faites donc davantage : allez jusqu'au refus,
Ou croyez qu'Ardaric déjà n'espère plus,
Qu'il ne vit déjà plus, et que votre hyménée
A déjà par vos mains tranché sa destinée.

Ildione
Ai-je si peu de part en de tels déplaisirs,
Que pour m'y voir en prendre il faille vos soupirs ?
Me voulez-vous forcer à la honte des larmes ?

Ardaric
Si contre tant de maux vous m'enviez leurs charmes,
Faites quelque autre grâce à mes sens alarmés,
Madame, et pour le moins dites que vous m'aimez.

Ildione
Ne vouloir pas m'en croire à moins d'un mot si rude,
C'est pour une belle âme un peu d'ingratitude.
De quelques traits pour vous que mon coeur soit frappé,
Ce grand mot jusqu'ici ne m'est point échappé ;
Mais haïr un rival, endurer d'être aimée,
Comme vous de ce choix avoir l'âme alarmée,
À votre espoir flottant donner tous mes souhaits,
À votre espoir déçu donner tous mes regrets,
N'est-ce point dire trop ce qui sied mal à dire ?

Ardaric
Mais vous épouserez Attila

Ildione
J'en soupire,
Et mon coeur…

Ardaric
Que fait-il, ce coeur, que m'abuser,
Si, même en n'osant rien, il craint de trop oser ?
Non, si vous en aviez, vous sauriez la reprendre,
Cette foi que peut-être on est prêt de vous rendre.
Je ne m'en dédis point, et ma juste douleur
Ne peut vous dire assez que vous manquez de coeur.

Ildione
Il faut donc qu'avec vous tout à fait je m'explique.
Écoutez ; et surtout, seigneur, plus de réplique.
Je vous aime : ce mot me coûte à prononcer ;
Mais puisqu'il vous plaît tant, je veux bien m'y forcer.
Permettez toutefois que je vous die encore
Que si votre Attila de ce grand choix m'honore,
Je recevrai sa main d'un oeil aussi content
Que si je me donnais ce que mon coeur prétend :
Non que de son amour je ne prenne un tel gage
Pour le dernier supplice et le dernier outrage,
Et que le dur effort d'un si cruel moment
Ne redouble ma haine et mon ressentiment ;
Mais enfin mon devoir veut une déférence
Où même il ne soupçonne aucune répugnance.
Je l'épouserai donc, et réserve pour moi
La gloire de répondre à ce que je me doi.
J'ai ma part, comme un autre, à la haine publique
Qu'aime à semer partout son orgueil tyrannique ;
Et le hais d'autant plus, que son ambition
A voulu s'asservir toute ma nation ;
Qu'en dépit des traités et de tout leur mystère
Un tyran qui déjà s'est immolé son frère,
Si jamais sa fureur ne redoutait plus rien,
Aurait peut-être peine à faire grâce au mien.
Si donc ce triste choix m'arrache à ce que j'aime,
S'il me livre à l'horreur qu'il me fait de lui-même,
S'il m'attache à la main qui veut tout saccager,
Voyez que d'intérêts, que de maux à venger !
Mon amour, et ma haine, et la cause commune
Crieront à la vengeance, en voudront trois pour une ;
Et comme j'aurai lors sa vie entre mes mains,
Il a lieu de me craindre autant que je vous plains.
Assez d'autres tyrans ont péri par leurs femmes :
Cette gloire aisément touche les grandes âmes,
Et de ce même coup qui brisera mes fers,
Il est beau que ma main venge tout l'univers.
Voilà quelle je suis, voilà ce que je pense,
Voilà ce que l'amour prépare à qui l'offense.
Vous, faites-moi justice ; et songez mieux, seigneur,
S'il faut me dire encor que je manque de coeur.

Ardaric
Vous préserve le ciel de l'épreuve cruelle
Où veut un coeur si grand mettre une âme si belle !
Et puisse Attila prendre un esprit assez doux
Pour vouloir qu'on vous doive autant à lui qu'à vous !

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