ACTE I - SCÈNE PREMIÈRE



(PERPENNA, AUFIDE.)

PERPENNA
D'où me vient ce désordre, Aufide, et que veut dire
Que mon cœur sur mes vœux garde si peu d'empire ?
L'horreur que malgré moi me fait la trahison
Contre tout mon espoir révolte ma raison ;
Et de cette grandeur sur le crime fondée,
Dont jusqu'à ce moment m'a trop flatté l'idée,
L'image toute affreuse, au point d'exécuter,
Ne trouve plus en moi de bras à lui prêter.
En vain l'ambition qui presse mon courage,
D'un faux brillant d'honneur pare son noir ouvrage ;
En vain, pour me soumettre à ses lâches efforts,
Mon âme a secoué le joug de cent remords :
Cette âme, d'avec soi tout à coup divisée,
Reprend de ces remords la chaîne mal brisée ;
Et de Sertorius le surprenant bonheur
Arrête une main prête à lui percer le cœur.

AUFIDE
Quel honteux contre-temps de vertu délicate
S'oppose au beau succès de l'espoir qui vous flatte ?
Et depuis quand, Seigneur, la soif du premier rang
Craint-elle de répandre un peu de mauvais sang ?
Avez-vous oublié cette grande maxime,
Que la guerre civile est le règne du crime ;
Et qu'aux lieux où le crime a plein droit de régner,
L'innocence timide est seule à dédaigner ?
L'honneur et la vertu sont des noms ridicules :
Marius ni Carbon n'eurent point de scrupules ;
Jamais Sylla, jamais…

PERPENNA
Sylla ni Marius
N'ont jamais épargné le sang de leurs vaincus :
Tour à tour la victoire, autour d'eux en furie,
À poussé leur courroux jusqu'à la barbarie ;
Tour à tour le carnage et les proscriptions
Ont sacrifié Rome à leur dissension ;
Mais leurs sanglants discords qui nous donnent des maîtres
Ont fait des meurtriers, et n'ont point fait de traîtres :
Leurs plus vastes fureurs jamais n'ont consenti
Qu'aucun versât le sang de son propre parti ;
Et dans l'un ni dans l'autre aucun n'a pris l'audace
D'assassiner son chef pour monter en sa place.

AUFIDE
Vous y renoncez donc, et n'êtes plus jaloux
De suivre les drapeaux d'un chef moindre que vous ?
Ah ! s'il faut obéir, ne faisons plus la guerre :
Prenons le même joug qu'a pris toute la terre
Pourquoi tant de périls ? pourquoi tant de combats ?
Si nous voulons servir, Sylla nous tend les bras[1].
C'est mal vivre en Romain, que prendre loi d'un homme ;
Mais tyran pour tyran, il vaut mieux vivre à Rome.

PERPENNA
Vois mieux ce que tu dis quand tu parles ainsi.
Du moins la liberté respire encore ici :
De notre république à Rome anéantie,
On y voit refleurir la plus noble partie ;
Et cet asile ouvert aux illustres proscrits,
Réunit du sénat le précieux débris[2].
Par lui Sertorius gouverne ces provinces,
Leur impose tribut, fait des lois à leurs princes,
Maintient de nos Romains le reste indépendant :
Mais comme tout parti demande un commandant,
Ce bonheur imprévu qui partout l'accompagne,
Ce nom qu'il s'est acquis chez les peuples d'Espagne…

AUFIDE
Ah ! c'est ce nom acquis avec trop de bonheur
Qui rompt votre fortune et vous ravit l'honneur[3] :
Vous n'en sauriez douter, pour peu qu'il vous souvienne
Du jour que votre armée alla joindre la sienne[4],
Lors…

PERPENNA
N'envenime point le cuisant souvenir
Que le commandement devait m'appartenir.
Je le passois en nombre aussi bien qu'en noblesse ;
Il succomboit sans moi sous sa propre foiblesse :
Mais sitôt qu'il parut, je vis en moins de rien
Tout mon camp déserter pour repeupler le sien ;
Je vis par mes soldats mes aigles arrachées
Pour se ranger sous lui voler vers ses tranchées ;
Et pour en colorer l'emportement honteux,
Je les suivis de rage, et m'y rangeai comme eux.
L'impérieuse aigreur de l'âpre jalousie
Dont en secret dès lors mon âme fut saisie
Grossit de jour en jour sous une passion
Qui tyrannise encore plus que l'ambition :
J'adore Viriate ; et cette grande reine,
Des Lusitaniens l'illustre souveraine,
Pourroit par son hymen me rendre sur les siens
Ce pouvoir absolu qu'il m'ôte sur les miens.
Mais elle-même, hélas ! de ce grand nom charmée,
S'attache au bruit heureux que fait sa renommée,
Cependant qu'insensible à ce qu'elle a d'appas
Il me dérobe un cœur qu'il ne demande pas.
De son astre opposé telle est la violence,
Qu'il me vole partout même sans qu'il y pense,
Et que toutes les fois qu'il m'enlève mon bien,
Son nom fait tout pour lui sans qu'il en sache rien.
Je sais qu'il peut aimer et nous cacher sa flamme,
Mais je veux sur ce point lui découvrir mon âme ;
Et s'il me peut céder ce trône où je prétends,
J'immolerai ma haine à mes désirs contents ;
Et je n'envierai plus le rang dont il s'empare,
S'il m'en assure autant chez ce peuple barbare,
Qui formé par nos soins, instruit de notre main,
Sous notre discipline est devenu romain.

AUFIDE
Lorsqu'on fait des projets d'une telle importance,
Les intérêts d'amour entrent-ils en balance ?
Et si ces intérêts vous sont enfin si doux,
VIRIATE, lui mort, n'est-elle pas à vous ?

PERPENNA
Oui ; mais de cette mort la suite m'embarrasse.
Aurai-je sa fortune aussi bien que sa place ?
Ceux dont il a gagné la croyance et l'appui
Prendront-ils même joie à m'obéir qu'à lui ?
Et pour venger sa trame indignement coupée,
N'arboreront-ils point l'étendard de Pompée ?

AUFIDE
C'est trop craindre, et trop tard : c'est dans votre festin[5]
Que ce soir par votre ordre on tranche son destin.
La trêve a dispersé l'armée à la campagne,
Et vous en commandez ce qui nous accompagne.
L'occasion nous rit dans un si grand dessein ;
Mais tel bras n'est à nous que jusques à demain :
Si vous rompez le coup, prévenez les indices[6] ;
Perdez Sertorius ou perdez vos complices.
Craignez ce qu'il faut craindre : il en est parmi nous
Qui pourroient bien avoir même remords que vous[7] ;
Et si vous différez… Mais le tyran arrive.
Tâchez d'en obtenir l'objet qui vous captive ;
Et je prierai les Dieux que dans cet entretien
Vous ayez assez d'heur pour n'en obtenir rien.

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