ACTE I - SCÈNE II



(SERTORIUS, PERPENNA.)

SERTORIUS
Apprenez un dessein qui me vient de surprendre.
Dans deux heures Pompée en ce lieu se doit rendre :
Il veut sur nos débats conférer avec moi,
Et pour toute assurance il ne prend que ma foi.

PERPENNA
La parole suffit entre les grands courages ;
D'un homme tel que vous la foi vaut cent otages :
Je n'en suis point surpris ; mais ce qui me surprend,
C'est de voir que Pompée ait pris le nom de Grand[8],
Pour faire encore au vôtre entière déférence,
Sans vouloir de lieu neutre à cette conférence.
C'est avoir beaucoup fait, que d'avoir jusque-là
Fait descendre l'orgueil des Héros de Sylla.

SERTORIUS
S'il est plus fort que nous, ce n'est plus en Espagne,
Où nous forçons les siens de quitter la campagne,
Et de se retrancher dans l'empire douteux
Que lui souffre à regret une province ou deux,
Qu'à sa fortune lasse il craint que je n'enlève,
Sitôt que le printemps aura fini la trêve.
C'est l'heureuse union de vos drapeaux aux miens
Qui fait ces beaux succès qu'à toute heure j'obtiens ;
C'est à vous que je dois ce que j'ai de puissance :
Attendez tout aussi de ma reconnaissance.
Je reviens à Pompée, et pense deviner
Quels motifs jusqu'ici peuvent nous l'amener.
Comme il trouve près de nous peu de gloire à prétendre,
Et qu'au lieu d'attaquer il a peine à défendre,
Il voudrait qu'un accord avantageux ou non
L'affranchît d'un emploi qui ternit ce grand nom ;
Et chatouillé d'ailleurs par l'espoir qui le flatte,
De faire avec plus d'heur la guerre à Mithridate,
Il brûle d'être à Rome, afin d'en recevoir
Du maître qu'il s'y donne et l'ordre et le pouvoir.

PERPENNA
J'aurois cru qu'Aristie ici réfugiée,
Que forcé par ce maître il a répudiée[9],
Par un reste d'amour l'attirât en ces lieux
Sous une autre couleur lui faire ses adieux ;
Car de son cher tyran l'injustice fut telle,
Qui ne lui permit pas de prendre congé d'elle.

SERTORIUS
Cela peut être encore : ils s'aimoient chèrement[10] ;
Mais il pourroit ici trouver du changement.
L'affront pique à tel point le grand cœur d'Aristie,
Que sa première flamme en haine convertie,
Elle cherche bien moins un asile chez nous
Que la gloire d'y prendre un plus illustre époux.
C'est ainsi qu'elle parle, et m'offre l'assistance
De ce que Rome encore a de gens d'importance,
Dont les uns ses parents, les autres ses amis,
Si je veux l'épouser, ont pour moi tout promis.
Leurs lettres en font foi, qu'elle me vient de rendre.
Voyez avec loisir ce que j'en dois attendre :
Je veux bien m'en remettre à votre sentiment.

PERPENNA
Pourriez-vous bien, Seigneur, balancer un moment,
À moins d'une secrète et forte antipathie
Qui vous montre un supplice en l'hymen d'Aristie ?
Voyant ce que pour dot pour Rome veut lui donner,
Vous n'avez aucun lieu de rien examiner.

SERTORIUS
Il faut donc, Perpenna, vous faire confidence
Et de ce que je crains, et de ce que je pense.
J'aime ailleurs. À mon âge il sied si mal d'aimer,
Que je le cache même à qui m'a su charmer ;
Mais tel que je puis être, on m'aime, ou pour mieux dire,
La reine Viriate à mon hymen aspire :
Elle veut que ce choix de son ambition
De son peuple avec nous commence l'union,
Et qu'ensuite à l'envi mille autres hyménées
De nos deux nations l'une à l'autre enchaînées
Mêlent si bien le sang et l'intérêt commun,
Qu'ils réduisent bientôt les deux peuples en un.
C'est ce qu'elle prétend pour digne récompense
De nous avoir servi avec cette constance,
Qui n'épargne ni biens, ni sang de ses sujets,
Pour affermir ici nos généreux projets.
Non qu'elle me l'ai dit, ou quelque autre pour elle ;
Mais j'en vois chaque jour quelque marque fidèle ;
Et comme ce dessein n'est plus pour moi douteux,
Je ne puis l'ignorer, qu'autant que je le veux.
Je crains donc de l'aigrir si j'épouse Aristie,
Et que de ses sujets la meilleure partie,
Pour venger ce mépris, et servir son courroux,
Ne tourne obstinément ses armes contre nous.
Auprès d'un tel malheur, pour nous irréparable,
Ce qu'on promet pour l'autre est peu considérable ;
Et sous un faux espoir de nous mieux établir,
Ce renfort accepté pourrait nous affoiblir.
Voilà ce qui retient mon esprit en balance,
Je n'ai pour Aristie aucune répugnance ;
Et la Reine à tel point n'asservit pas mon cœur,
Qu'il ne fasse encor tout pour le commun bonheur.

PERPENNA
Cette crainte, Seigneur, dont votre âme est gênée,
Ne doit pas d'un moment retarder l'hyménée.
VIRIATE, il est vrai, pourra s'en émouvoir ;
Mais que sert la colère où manque le pouvoir ?
Malgré sa jalousie et ses vaines menaces,
N'êtes-vous pas toujours le maître de ses Places ?
Les siens dont vous craignez le vif ressentiment
Ont-ils dans vos armées aucun commandement ?
Des plus nobles d'entre eux, et des plus grands courages
N'avez-vous pas les fils dans Osca pour otages ?
Tous leurs chefs sont Romains, et leurs propres soldats
Dispersés dans nos rangs ont fait tant de combats,
Que la vieille amitié qui les attache aux nôtres
Leur fait aimer nos lois, et n'en vouloir point d'autres.
Pourquoi donc tant les craindre, et pourquoi refuser…

SERTORIUS
Vous-même, Perpenna, pourquoi tant déguiser ?
Je vois ce qu'on m'a dit, vous aimez Viriate,
Et votre amour caché dans vos raisons éclate.
Mais les raisonnements sont ici superflus ;
Dites que vous l'aimez, et je ne l'aime plus.
Parlez, je vous dois tant, que ma reconnaissance
Ne peut être sans honte un moment en balance.

PERPENNA
L'aveu que vous voulez à mon cœur est si doux,
Que j'ose…

SERTORIUS
C'est assez, je parlerai pour vous.

PERPENNA
Ah, Seigneur, c'en est trop, et…

SERTORIUS
Point de repartie,
Tous mes vœux sont déjà du côté d'Aristie,
Et je l'épouserai, pourvu qu'en même jour
La Reine se résolve à payer votre amour.
Car quoi que vous disiez, je dois craindre sa haine,
Et fuirais à ce prix cette illustre Romaine.
La voici, laissez-moi ménager son esprit.
Et voyez cependant de quel air on m'écrit.

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