ACTE I - SCÈNE 3



(SERTORIUS, Aristie)

ARISTIE
Ne vous offensez pas, si dans mon infortune
Ma foiblesse me force à vous être importune :
Non pas pour mon Hymen, les suites d'un tel choix
Méritent qu'on y pense un peu plus d'une fois ;
Mais vous pouvez, Seigneur, joindre à mes espérances,
Contre un péril nouveau nouvelles assurances.
J'apprends qu'un infidèle, autrefois mon époux,
Vient jusque dans ces murs conférer avec vous :
L'ordre de son tyran, et sa flamme inquiète
Me pourront envier l'honneur de ma retraite,
L'un en prévoit la suite, l'autre en craint l'éclat,
Et tous les deux contre elle ont leurs raisons d'État.
Je vous demande donc sûreté toute entière,
Contre la violence, et contre la prière,
Si par l'une, ou par l'autre il veut se ressaisir
De ce qu'il ne peut voir ailleurs sans déplaisir.

SERTORIUS
Il en a lieu, Madame, un si rare mérite
Semble croître de prix, quand par force on le quitte ;
Mais vous avez ici sûreté contre tous,
Pourvu que vous puissiez en trouver contre vous,
Et que contre un ingrat dont l'amour fut si tendre,
Lorsqu'il vous parlera, vous sachiez vous défendre.
On a peine à haïr ce qu'on a bien aimé,
Et le feu mal éteint est bientôt rallumé.

ARISTIE
L'ingrat par son divorce en faveur d'Emilie
M'a livrée aux mépris de toute l'Italie,
Vous savez à quel point mon courage est blessé ;
Mais s'il se dédisait d'un outrage forcé,
S'il chassait Emilie, et me rendait ma place,
J'aurais peine, Seigneur, à lui refuser grâce,
Et tant que je serai maîtresse de ma foi,
Je me dois toute à lui, s'il revient toute à moi.

SERTORIUS
En vain donc je me flatte, en vain j'ose, Madame,
Promettre à mon esprit quelque part en votre âme :
POMPÉE en est encore l'unique Souverain,
Tous vos ressentiments n'offrent que votre main,
Et quand par ses refus j'aurais droit d'y prétendre,
Le cœur toujours à lui ne voudra pas se rendre.

ARISTIE
Qu'importe de mon cœur, si je sais mon devoir,
Et si mon Hyménée enfle votre pouvoir ?
Vous ravaleriez-vous jusques à la bassesse
D'exiger de ce cœur des marques de tendresse,
Et de les préférer à ce qu'il fait d'effort
Pour braver mon Tyran, et relever mon sort ?
Laissons, Seigneur, laissons pour les petites âmes
Ce commerce rampant de soupirs et de flammes,
Et ne nous unissons que pour mieux soutenir
La liberté que Rome est prête à voir finir.
Unissons ma vengeance à votre politique
Pour sauver des abois toute la République :
L'Hymen seul peut unir des intérêts si grands.
Je sais que c'est beaucoup que ce que je prétends,
Mais dans ce dur exil que mon Tyran m'impose,
Le rebut de Pompée est encore quelque chose,
Et j'ai des sentiments trop nobles, ou trop vains,
Pour le porter ailleurs qu'au plus grand des Romains.

SERTORIUS
Ce nom ne m'es pas dû, je suis…

ARISTIE
Ce que vous faites
Montre à tout l'Univers, Seigneur, ce que vous êtes ;
Mais quand même ce nom semblerait trop pour vous,
Du moins mon infidèle est un rang au-dessous.
Il sert dans son parti, vous commandez au vôtre,
Vous êtes chef de l'un, et lui sujet dans l'autre,
Et son divorce enfin qui m'arrache sa foi
L'y laisse par Sylla plus opprimé que moi,
Si votre Hymen s'élève à la grandeur sublime,
Tandis qu'en l'esclavage un autre hymen l'abîme.
Mais, Seigneur, je m'emporte, et l'excès d'un tel heur
Me fait vous en parler avec trop de chaleur.
Tout mon bien est encor dedans l'incertitude,
Je n'en conçois l'espoir qu'avec inquiétude,
Et je craindrai toujours d'avoir trop prétendu,
Tant que de cet espoir vous m'ayez répondu.
Vous me pouvez d'un mot assurez, ou confondre.

SERTORIUS
Mais, Madame, après tout, que puis-je vous répondre,
De quoi vous assurer, si vous-même parlez,
Sans être sûre encore de ce que vous voulez !
De votre illustre Hymen je sais les avantages,
J'adore les grands noms que j'en ai pour otages,
Et vois que leur secours, nous rehaussant le bras,
Aurait bientôt jeté la tyrannie à bas :
Mais cette attente aussi pourrait se voir trompée
Dans l'offre d'une main qui se garde à Pompée,
Et qui n'étale ici la grandeur d'un tel bien,
Que pour me tout promettre, et ne me donner rien.

ARISTIE
Si vous vouliez ma main par choix de ma personne,
Je vous dirai, Seigneur : "Prenez, je vous la donne,
Quoique veuille Pompée, il le voudra trop tard."
Mais comme en cet hymen l'amour n'a point de part,
Qu'il n'est qu'un pur effet de noble politique,
Souffrez que je vous die, afin que je m'explique,
Que quand j'aurais pour dot un million de bras,
Je vous donne encore plus, en ne l'achevant pas.
Si je réduis Pompée à chasser Emilie,
Peut-il, Sylla régnant, regarder l'Italie ?
Ira-t-il se livre à son juste courroux ?
Non, non, si je le gagne, il faut qu'il vienne à vous.
Ainsi par mon Hymen vous avez assurance
Que mille vrais Romains prendront votre défense,
Mais si j'en romps l'accord pour lui rendre mes vœux,
Vous aurez ces Romains, et Pompée avec eux.
Vous aurez ses amis par ce nouveau divorce,
Vous aurez du Tyran la principale force,
Son armée, ou du moins ses plus braves soldats,
Qui de leur Général voudront suivre les pas,
Vous marcherez vers Rome à communes enseignes.
Il sera temps alors, Sylla, que tu me craignes,
Tremble, et crois voir bientôt trébucher ta fierté,
Si je puis t'enlever ce que tu m'as ôté.
Pour faire de Pompée un gendre de ta femme,
Tu l'as fait un parjure, un méchant, un infâme,
Mais s'il me laisse encore quelques droits sur son cœur,
Il reprendra sa foi, sa vertu, son honneur,
Pour rentrer dans mes fers il brisera tes chaînes,
Et nous t'accablerons sous nos communes haines.
J'abuse trop, Seigneur, d'un précieux loisir ;
voilà vos intérêts, c'est à vous de choisir.
Si votre amour trop prompt veut borner sa conquête,
Je vous le dis encor, ma main est toute prête,
Je vous laisse y penser. Surtout, souvenez-vous
Que ma gloire en ces lieux me demande un époux,
Qu'elle ne peut souffrir que ma fuite m'y range,
En captive de guerre, au péril d'un échange.
Qu'elle veut un grand homme à recevoir ma foi,
Qu'après vous et Pompée, il n'en est point pour moi,
Et que…

SERTORIUS
Vous le verrez, et saurez sa pensée.

ARISTIE
Adieu, Seigneur, j'y suis la plus intéressée,
Et j'y vais préparer mon reste de pouvoir.

SERTORIUS
Moi, je vais donner ordre à le bien recevoir.
Dieux, souffrez qu'à mon tour avec vous je m'explique,
Que c'est un sort cruel d'aimer par politique,
Et que ses intérêts sont d'étranges malheurs,
S'ils font donner la main quand le cœur est ailleurs.

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