ACTE 2 - SCÈNE 2



(SERTORIUS, Viriate, Thamire)

SERTORIUS
Que direz-vous, Madame,
Du dessein téméraire où s'échappe mon âme ?
N'est-ce point oublier ce qu'on vous doit d'honneur,
Que demander à voir le fond de votre cœur ?

VIRIATE
Il est si peu fermé, que chacun y peut lire,
Seigneur, peut-être plus que je ne puis vous dire :
Pour voir ce qui s'y passe, il ne faut que des yeux.

SERTORIUS
J'ai besoin toutefois qu'il s'explique un peu mieux.
Tous vos rois à l'envi briguent votre hyménée,
Et comme vos bontés font notre destinée,
Par ces mêmes bontés j'ose vous conjurer,
En faisant ce grand choix, de nous considérer.
Si vous prenez un prince inconstant, infidèle,
Ou qui pour le parti n'ait pas assez de zèle,
Jugez en quel état nous nous verrons réduits,
Si je pourrai longtemps encor ce que je puis,
Si mon bras…

VIRIATE
Vous formez des craintes que j'admire.
J'ai mis tous mes états si bien sous votre empire,
Que quand il me plaira faire choix d'un époux,
Quelque projet qu'il fasse, il dépendra de vous.
Mais pour vous mieux ôter cette frivole crainte,
Choisissez-le vous-même, et parlez-moi sans feinte :
Pour qui de tous ces Rois êtes-vous sans soupçon ?
À qui d'eux pouvez-vous confier ce grand nom ?

SERTORIUS
Je voudrais faire un choix qui pût aussi vous plaire ;
Mais à ce froid accueil que je vous vois leur faire,
Il semble que pour tous sans aucun intérêt…

VIRIATE
C'est peut-être, Seigneur, qu'aucun d'eux ne me plaît,
Et que de leur haut rang la pompe la plus vaine
S'efface au seul aspect de la grandeur romaine.

SERTORIUS
Si donc je vous offrais pour époux un Romain… ?

VIRIATE
Pourrais-je refuser un don de votre main ?

SERTORIUS
J'ose après cet aveu vous faire offre d'un homme
Digne d'être avoué de l'ancienne Rome.
Il en a la naissance, il en a le grand cœur,
Il est couvert de gloire, il est plein de valeur ;
De toute votre Espagne il a gagné l'estime,
Libéral, intrépide, affable, magnanime,
Enfin c'est Perpenna sur qui vous emportez…

VIRIATE
J'attendais votre nom après ces qualités :
Les éloges brillants que vous daigniez y joindre
Ne me permettaient pas d'espérer rien de moindre ;
Mais certes le détour est un peu surprenant.
Vous donnez une reine à vôtre lieutenant !
Si vos Romains ainsi choisissent des maîtresses,
À vos derniers tribuns il faudra des princesses.

SERTORIUS
Madame…

VIRIATE
Parlons net sur ce choix d'un époux.
Êtes-vous trop pour moi ? Suis-je trop peu pour vous ?
C'est m'offrir, et ce mot peut blesser les oreilles ;
Mais un pareil amour sied bien à mes pareilles ;
Et je veux bien, Seigneur, qu'on sache désormais
Que j'ai d'assez bons yeux pour voir ce que je fais.
Je le dis donc tout haut, afin que l'on m'entende :
Je veux bien un Romain, mais je veux qu'il commande ;
Et ne trouverais pas vos rois à dédaigner,
N'était qu'ils savent mieux obéir que régner.
Mais si de leur puissance ils vous laissent l'arbitre,
Leur faiblesse du moins en conserve le titre :
Ainsi ce noble orgueil qui vous préfère à tous
En préfère le moindre à tout autre qu'à vous ;
Car enfin, pour remplir l'honneur de ma naissance,
Il me faudrait un roi de titre et de puissance ;
Mais comme il n'en est plus, je pense m'en devoir
Ou le pouvoir sans nom, ou le nom sans pouvoir.

SERTORIUS
J'adore ce grand cœur qui rend ce qu'il doit rendre
Aux illustres aïeux dont on vous voit descendre.
À de moindres pensers son orgueil abaissé
Ne soutiendrait pas bien ce qu'ils vous ont laissé.
Mais puisque pour remplir la dignité royale
Votre haute naissance en demande une égale,
PERPENNA parmi nous est le seul dont le sang
Ne mêlerait point d'ombre à la splendeur du rang :
Il descend de nos rois et de ceux d'Étrurie.
Pour moi, qu'un sang moins noble a transmis à la vie,
Je n'ose m'éblouir d'un peu de nom fameux
Jusqu'à déshonorer le trône par mes vœux.
Cessez de m'estimer jusqu'à lui faire injure ;
Je ne veux que le nom de votre créature :
Un si glorieux titre a de quoi me ravir ;
Il m'a fait triompher en voulant vous servir ;
Et malgré tout le peu que le ciel m'a fait naître…

VIRIATE
Si vous prenez ce titre, agissez moins en maître,
Ou m'apprenez du moins, seigneur, par quelle loi
Vous n'osez m'accepter, et disposez de moi.
Accordez le respect que mon trône vous donne
Avec cet attentat sur ma propre personne.
Voir toute mon estime, et n'en pas mieux user,
C'en est un qu'aucun art ne saurait déguiser.
Ne m'honorez donc plus jusqu'à me faire injure :
Puisque vous le voulez, soyez ma créature ;
Et me laissant en reine ordonner de vos vœux,
Portez-les jusqu'à moi parce que je le veux.
Pour votre Perpenna, que sa haute naissance
N'affranchit point encor de votre obéissance,
Fût-il du sang des dieux aussi bien que des rois,
Ne lui promettez plus la gloire de mon choix.
Rome n'attache point le grade à la noblesse.
Votre grand Marius naquit dans la bassesse ;
Et c'est pourtant le seul que le peuple romain
Ait jusques à sept fois choisi pour souverain.
Ainsi pour estimer chacun à sa manière,
Au sang d'un Espagnol je ferais grâce entière ;
Mais parmi vos Romains je prends peu garde au sang,
Quand j'y vois la vertu prendre le plus haut rang.
Vous, si vous haïssez comme eux le nom de Reine,
Regardez-moi, Seigneur, comme dame Romaine :
Le droit de bourgeoisie à nos peuples donné
Ne perd rien de son prix sur un front couronné.
Sous ce titre adoptif, étant ce que vous êtes,
Je pense bien valoir une de mes sujettes ;
Et si quelque Romaine a causé vos refus,
Je suis tout ce qu'elle est, et reine encor de plus.
Peut-être la pitié d'une illustre misère…

SERTORIUS
Je vous entends, madame, et pour ne vous rien taire,
J'avouerai qu'Aristie…

VIRIATE
Elle nous a tout dit :
Je sais ce qu'elle espère et ce qu'on vous écrit.
Sans y perdre de temps, ouvrez votre pensée.

SERTORIUS
Au seul bien de la cause elle est intéressée ;
Mais puisque pour ôter l'Espagne à nos tyrans,
Nous prenons, vous et moi, des chemins différents,
De grâce, examinez le commun avantage,
Et jugez ce que doit un généreux courage.
Je trahirais, Madame, et vous et vos États,
De voir un tel secours, et ne l'accepter pas ;
Mais ce même secours deviendrait notre perte
S'il nous ôtait la main que vous m'avez offerte,
Et qu'un destin jaloux de nos communs desseins
Jetât ce grand dépôt en de mauvaises mains.
Je tiens Sylla perdu, si vous laissez unie
À ce puissant renfort votre Lusitanie.
Mais vous pouvez enfin dépendre d'un époux,
Et le seul Perpenna peut m'assurer de vous.
Voyez ce qu'il a fait : je lui dois tant, madame,
Qu'une juste prière en faveur de sa flamme…

VIRIATE
Si vous lui devez tant, ne me devez-vous rien ?
Et lui faut-il payer vos dettes de mon bien ?
Après que ma couronne a garanti vos têtes,
Ne mérité-je point de part en vos conquêtes ?
Ne vous ai-je servi que pour servir toujours,
Et m'assurer des fers par mon propre secours ?
Ne vous y trompez pas : si Perpenna m'épouse,
Du pouvoir souverain je deviendrai jalouse,
Et le rendrai moi-même assez entreprenant
Pour ne vous pas laisser un roi pour lieutenant.
Je vous avouerai plus : à qui que je me donne,
Je voudrai hautement soutenir ma couronne ;
Et c'est ce qui me force à vous considérer,
De peur de perdre tout, s'il nous faut séparer.
Je ne vois que vous seul qui des mers aux montagnes
Sous un même étendard puisse unir nos Espagnes ;
Mais ce que je propose en est le seul moyen ;
Et quoi qu'ait fait pour vous ce cher concitoyen,
S'il vous a secouru contre la tyrannie,
Il en est bien payé d'avoir sauvé sa vie.
Les malheurs du parti l'accablaient à tel point,
Qu'il se voyait perdu, s'il ne vous eût pas joint ;
Et même, si j'en veux croire la renommée,
Ses troupes, malgré lui, grossirent votre armée.
Rome offre un grand secours, du moins on vous l'écrit ;
Mais s'armât-elle toute en faveur d'un proscrit,
Quand nous sommes aux bords d'une pleine victoire,
Quel besoin avons-nous d'en partager la gloire ?
Encore une campagne, et nos seuls escadrons
Aux aigles de Sylla font repasser les monts.
Et ces derniers venus auront droit de nous dire
Qu'ils auront en ces lieux établi notre empire !
Soyons d'un tel honneur l'un et l'autre jaloux ;
Et quand nous pouvons tout, ne devons rien qu'à nous…

SERTORIUS
L'espoir le mieux fondé n'a jamais trop de forces ;
Le plus heureux destin surprend par les divorces :
Du trop de confiance il aime à se venger ;
Et dans un grand dessein rien n'est à négliger.
Devons-nous exposer à tant d'incertitude
L'esclavage de Rome et notre servitude,
De peur de partager avec d'autres Romains
Un honneur où le ciel veut peut-être leurs mains ?
Notre gloire, il est vrai, deviendra sans seconde,
Si nous faisons sans eux la liberté du monde ;
Mais si quelque malheur suit tant d'heureux combats,
Quels reproches cruels ne nous ferons-nous pas !
D'ailleurs, considérez que Perpenna vous aime,
Qu'il est ou qu'il se croit digne du diadème,
Qu'il peut ici beaucoup, qu'il s'est vu de tout temps
Qu'en gouvernant le mieux on fait des mécontents,
Que piqué du mépris, il osera peut-être…

VIRIATE
Tranchez le mot, Seigneur : je vous ai fait mon maître,
Et je dois obéir malgré mon sentiment ;
C'est à quoi se réduit tout ce raisonnement.
Faites, faites entrer ce héros d'importance,
Que je fasse un essai de mon obéissance ;
Et si vous le craignez, craignez autant du moins
Un long et vain regret d'avoir prêté vos soins.

SERTORIUS
Madame, croiriez-vous…

VIRIATE
Ce mot vous doit suffire.
J'entends ce qu'on me dit, et ce qu'on me veut dire.
Allez, faites-lui place, et ne présumez pas…

SERTORIUS
Je parle pour un autre, et toutefois, hélas !
Si vous saviez…

VIRIATE
Seigneur, que faut-il que je sache ?
Et quel est le secret que ce soupir me cache ?

SERTORIUS
Ce soupir redoublé…

VIRIATE
N'achevez point ; allez :
Je vous obéirai plus que vous ne voulez.

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