ACTE 5 - SCÈNE 4



(PERPENNA, Aristie, Viriate, Thamire, Arcas)

PERPENNA
SERTORIUS est mort ; cessez d'être jalouse,
Madame, du haut rang qu'aurait pris son épouse,
Et n'appréhendez plus, comme de son vivant,
Qu'en vos propres états elle ait le pas devant.
Si l'espoir d'Aristie a fait ombrage au vôtre,
Je puis vous assurer et d'elle et de toute autre,
Et que ce coup heureux saura vous maintenir
Et contre le présent et contre l'avenir.
C'était un grand guerrier, mais dont le sang ni l'âge
Ne pouvaient avec vous faire un digne assemblage ;
Et malgré ces défauts, ce qui vous en plaisait,
C'était sa dignité, qui vous tyrannisait.
Le nom de général vous le rendait aimable ;
À vos rois, à moi-même il était préférable ;
Vous vous éblouissiez du titre et de l'emploi ;
Et je viens vous offrir et l'un et l'autre en moi,
Avec des qualités où votre âme hautaine
Trouvera mieux de quoi mériter une reine.
Un Romain qui commande et sort du sang des rois(je laisse l'âge à part)
peut espérer son choix,
Surtout quand d'un affront son amour l'a vengée,
Et que d'un choix abjet son bras l'a dégagée.

ARISTIE
Après t'être immolé chez toi ton général,
Toi, que faisait trembler l'ombre d'un tel rival,
Lâche, tu viens ici braver encor des femmes,
Vanter insolemment tes détestables flammes,
T'emparer d'une reine en son propre palais,
Et demander sa main pour prix de tes forfaits !
Crains les dieux, scélérat ; crains les dieux, ou Pompée ;
Crains leur haine, ou son bras, leur foudre, ou son épée ;
Et quelque noir orgueil qui te puisse aveugler,
Apprends qu'il m'aime encore, et commence à trembler.
Tu le verras, méchant, plus tôt que tu ne penses :
Attends, attends de lui tes dignes récompenses.

PERPENNA
S'il en croit votre ardeur, je suis sûr du trépas ;
Mais peut-être, Madame, il ne l'en croira pas ;
Et quand il me verra commander une armée,
Contre lui tant de fois à vaincre accoutumée,
Il se rendra facile à conclure une paix
Qui faisait dès tantôt ses plus ardents souhaits.
J'ai même entre mes mains un assez bon otage,
Pour faire mes traités avec quelque avantage.
Cependant vous pourriez, pour votre heur et le mien,
Ne parler pas si haut à qui ne vous dit rien.
Ces menaces en l'air vous donnent trop de peine.
Après ce que j'ai fait, laissez faire la reine ;
Et sans blâmer des vœux qui ne vont point à vous,
Songez à regagner le cœur de votre époux.

VIRIATE
Oui, Madame, en effet c'est à moi de répondre,
Et mon silence ingrat a droit de me confondre.
Ce généreux exploit, ces nobles sentiments
Méritent de ma part de hauts remercîments :
Les différer encor, c'est lui faire injustice.
Il m'a rendu sans doute un signalé service ;
Mais il n'en sait encor la grandeur qu'à demi :
Le grand Sertorius fut son parfait ami.
Apprenez-le, Seigneur car je me persuade
Que nous devons ce titre à votre nouveau grade ;
Et pour le peu de temps qu'il pourra vous durer,
Il me coûtera peu de vous le déférer :
Sachez donc que pour vous il osa me déplaire,
Ce héros ; qu'il osa mériter ma colère ;
Que malgré son amour, que malgré mon courroux,
Il a fait tous efforts pour me donner à vous ;
Et qu'à moins qu'il vous plût lui rendre sa parole,
Tout mon dessein n'était qu'une atteinte frivole ;
Qu'il s'obstinait pour vous au refus de ma main.

ARISTIE
Et tu peux lui plonger un poignard dans le sein !
Et ton bras…

VIRIATE
Permettez, Madame, que j'estime
La grandeur de l'amour par la grandeur du crime.
Chez lui-même, à sa table, au milieu d'un festin,
D'un si parfait ami devenir l'assassin,
Et de son général se faire un sacrifice,
Lorsque son amitié lui rend un tel service ;
Renoncer à la gloire, accepter pour jamais
L'infamie et l'horreur qui suit les grands forfaits ;
Jusqu'en mon cabinet porter sa violence,
Pour obtenir ma main m'y tenir sans défense :
Tout cela d'autant plus fait voir ce que je doi
À cet excès d'amour qu'il daigne avoir pour moi ;
Tout cela montre une âme au dernier point charmée.
Il serait moins coupable à m'avoir moins aimée ;
Et comme je n'ai point les sentiments ingrats,
Je lui veux conseiller de ne m'épouser pas.
Ce serait en son lit mettre son ennemie,
Pour être à tous moments maîtresse de sa vie ;
Et je me résoudrais à cet excès d'honneur,
Pour mieux choisir la place à lui percer le cœur.
Seigneur, voilà l'effet de ma reconnaissance.
Du reste, ma personne est en votre puissance :
Vous êtes maître ici ; commandez, disposez,
Et recevez enfin ma main, si vous l'osez.

PERPENNA
Moi ! Si je l'oserai ? Vos conseils magnanimes
Pouvaient perdre moins d'art à m'étaler mes crimes :
J'en connais mieux que vous toute l'énormité,
Et pour la bien connaître ils m'ont assez coûté.
On ne s'attache point, sans un remords bien rude,
À tant de perfidie et tant d'ingratitude :
Pour vous je l'ai dompté, pour vous je l'ai détruit ;
J'en ai l'ignominie, et j'en aurai le fruit.
Menacez mes forfaits et proscrivez ma tête :
De ces mêmes forfaits vous serez la conquête ;
Et n'eût tout mon bonheur que deux jours à durer,
Vous n'avez dès demain qu'à vous y préparer.
J'accepte votre haine, et l'ai bien méritée ;
J'en ai prévu la suite, et j'en sais la portée.
Mon triomphe…

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