ACTE 2 - SCÈNE 1



(Viriate, Thamire)

VIRIATE
THAMIRE, il faut parler, l'occasion nous presse,
Rome jusqu'en ces murs m'envoie une maîtresse,
Et l'exil d'Aristie enveloppé d'ennuis
Est prêt à l'emporter sur tout ce que je suis.
En vain de mes regards l'ingénieux langage,
Pour découvrir mon cœur, a tout mis en usage,
En vain par le mépris des vœux de tous nos Rois
J'ai cru faire éclater l'orgueil d'un autre choix ;
Le seul pour qui je tâche à le rendre visible,
Ou n'ose en rien connaître, ou demeure insensible,
Et laisse à ma pudeur des sentiments confus,
Que l'amour-propre obstine à douter du refus.
Épargne-m'en la honte, et prends soins de lui dire,
À ce héros si cher… Tu le connais, Thamire,
Car d'où pourrait mon Trône attendre un ferme appui,
Et pour qui mépriser nos Rois, que pour lui ?
SERTORIUS lui seul digne de Viriate
Mérite que pour lui tout mon amour éclate.
Fais-lui, fais-lui savoir le glorieux dessein
De m'affermir au Trône, en lui donnant la main,
Dis-lui… Mais j'aurais tort d'instruire ton adresse,
Moi qui connais ton zèle à servir ta Princesse.

THAMIRE
Madame, en ce Héros tout est illustre et grand,
Mais à parler sans fard, votre amour me surprend.
Il est assez nouveau qu'un homme de son âge
Ait des charmes si forts pour un jeune courage,
Et que d'un front ridé les replis jaunissants
Trouvent l'heureux secret de captiver les sens.

VIRIATE
Ce ne sont pas les sens que mon amour consulte,
Il hait des passions l'impétueux tumulte,
Et son feu que j'attache aux soins de ma grandeur
Dédaigne tout mélange avec leur folle ardeur.
J'aime en Sertorius ce grand art de la guerre
Qui soutient un banni contre toute la Terre,
J'aime en lui ces cheveux tous couverts de lauriers,
Ce front qui fait trembler les plus braves guerriers,
Ce bras qui semble avoir la victoire en partage :
L'amour de la vertu n'a jamais d'yeux pour l'âge,
Le mérite a toujours des charmes éclatants,
Et quiconque peut tout, est aimable en tout temps.

THAMIRE
Mais, Madame, nos Rois, dont l'amour vous irrite,
N'ont-ils tous ni vertu, ni pouvoir, ni mérite,
Et dans votre parti se peut-il qu'aucun d'eux
N'ait signalé son nom par des exploits fameux ?
Celui des Turdétans, celui des Celtibères,
Soutiendraient-ils si mal le sceptre de vos pères…

VIRIATE
Contre des Rois comme eux j'aimerais leur soutien,
Mais contre des Romains tout leur pouvoir n'est rien.
Rome seule aujourd'hui peut résister à Rome,
Il faut pour la braver qu'elle nous prête un homme,
Et que son propre sang en faveur de ces lieux
Balance les Destins, et partage les Dieux.
Depuis qu'elle a daigné protéger nos provinces,
Et de son amitié faire honneur à leurs Princes,
Sous un si haut appui nos Rois humiliés
N'ont été que sujets sous le nom d'alliés,
Et ce qu'ils ont osé contre leur servitude
N'en a rendu le joug que plus fort, et plus rude,
Qu'a fait Mandonius, qu'a fait Indibilis,
Qu'y plonger plus avant leurs Trônes avilis,
Et voir leur fier amas de puissance et de gloire
Brisé contre l'écueil d'une seule victoire ?
Le grand Viriatus, de qui je tiens le jour,
D'un sort plus favorable eut un pareil retour.
Il défit trois préteurs, il gagna dix batailles,
Il repoussa l'assaut de plus de cent murailles ;
Et du consul Brutus l'Astre prédominant
Dissipa tout d'un coup ce bonheur étonnant.
Ce grand Roi fut défait, il en perdit la vie,
Et laissait sa Couronne à jamais asservie,
Si pour briser les fers de son peuple captif
Rome n'eût envoyé ce noble fugitif.
Depuis que son courage à nos Destins préside,
Un bonheur si constant de nos armes décide,
Que deux lustres de guerre assurent nos climats
Contre ces souverains de tant de potentats,
Et leur laissent à peine au bout de dix années,
Pour se couvrir de nous, l'ombre des Pyrénées.
Nos Rois, sans ce héros, l'un de l'autre jaloux
Du plus heureux sans cesse auraient rompu les coups,
Jamais ils n'auraient pu choisir entre eux un maître.

THAMIRE
Mais consentiront-ils qu'un Romain puisse l'être ?

VIRIATE
Il n'en prend pas le titre, et les traite d'égal,
Mais, Thamire, après tout, il est leur Général ;
Ils combattent sous lui, sous son ordre ils s'unissent,
Et tous ces Rois de nom en effet obéissent,
Tandis que de leur rang l'inutile fierté
S'applaudit d'une vaine, et fausse égalité.

THAMIRE
Je n'ose vous rien dire après cet avantage,
Et voudrait comme vous faire grâce à son âge ;
Mais enfin ce Héros sujet au cours des ans
À trop longtemps vaincu, pour vaincre encore longtemps,
Et sa mort…

VIRIATE
Jouissons, en dépit de l'Envie,
Des restes glorieux de son illustre vie,
Sa mort me laissera pour ma protection
La splendeur de son Ombre, et l'éclat de son nom.
Sur ces deux grands appuis ma Couronne affermie
Ne redoutera point de puissance ennemie,
Ils feront plus pour moi, que ne feraient cent rois.
Mais nous en parlerons encore quelque autre fois,
Je l'aperçois qui vient.

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