ACTE 4 - SCÈNE 3



(SERTORIUS, Perpenna, Aufide)

PERPENNA
(, à Aufide)
Dieux ! Qui peut faire ainsi disparaître la reine ?

AUFIDE
(, à Perpenna)
Lui-même a quelque chose en l'âme qui le gêne,
Seigneur ; et notre abord le rend tout interdit.

SERTORIUS
De Pompée en ces lieux savez-vous ce qu'on dit ?
L'avez-vous mis fort loin au delà de la porte ?

PERPENNA
Comme assez près des murs il avait son escorte,
Je me suis dispensé de le mettre plus loin.
Mais de votre secours, Seigneur, j'ai grand besoin.
Tout son visage montre une fierté si haute…

SERTORIUS
Nous n'avons rien conclu, mais ce n'est pas ma faute ;
Et vous savez…

PERPENNA
Je sais qu'en de pareils débats…

SERTORIUS
Je n'ai point cru devoir mettre les armes bas :
Il n'est pas encor temps.

PERPENNA
Continuez, de grâce ;
Il n'est pas encor temps que l'amitié se lasse.

SERTORIUS
Votre intérêt m'arrête autant comme le mien :
Si je m'en trouvais mal, vous ne seriez pas bien.

PERPENNA
De vrai, sans votre appui je serais fort à plaindre ;
Mais je ne vois pour vous aucun sujet de craindre.

SERTORIUS
Je serais le premier dont on serait jaloux ;
Mais ensuite le sort pourrait tomber sur vous.
Le tyran après moi vous craint plus qu'aucun autre,
Et ma tête abattue ébranlerait la vôtre.
Nous ferons bien tous deux d'attendre plus d'un an.

PERPENNA
Que parlez-vous, Seigneur, de tête et de tyran ?

SERTORIUS
Je parle de Sylla, vous le devez connaître.

PERPENNA
Et je parlais des feux que la reine a fait naître.

SERTORIUS
Nos esprits étaient donc également distraits.
Tout le mien s'attachait aux périls de la paix ;
Et je vous demandais quel bruit fait par la ville
De Pompée et de moi l'entretien inutile.
Vous le saurez, Aufide ?

AUFIDE
À ne rien déguiser,
Seigneur, ceux de sa suite en ont su mal user ;
J'en crains parmi le peuple un insolent murmure.
Ils ont dit que Sylla quitte sa dictature,
Que vous seul refusez les douceurs de la paix,
Et voulez une guerre à ne finir jamais.
Déjà de nos soldats l'âme préoccupée
Montre un peu trop de joie à parler de Pompée,
Et si l'erreur s'épand jusqu'en nos garnisons,
Elle y pourra semer de dangereux poisons.

SERTORIUS
Nous en romprons le coup avant qu'elle grossisse,
Et ferons par nos soins avorter l'artifice.
D'autres plus grands périls le ciel m'a garanti.

PERPENNA
Ne ferions-nous point mieux d'accepter le parti,
Seigneur ? Trouvez-vous l'offre ou honteuse ou mal sûre ?

SERTORIUS
Sylla peut en effet quitter sa dictature ;
Mais il peut faire aussi des consuls à son choix,
De qui la pourpre esclave agira sous ses lois ;
Et quand nous n'en craindrons aucuns ordres sinistres,
Nous périrons par ceux de ses lâches ministres.
Croyez-moi, pour des gens comme vous deux et moi,
Rien n'est si dangereux que trop de bonne foi.
Sylla par politique a pris cette mesure
De montrer aux soldats l'impunité fort sûre ;
Mais pour Cinna, Carbon, le jeune Marius,
Il a voulu leur tête, et les a tous perdus.
Pour moi, que tout mon camp sur ce bruit m'abandonne,
Qu'il ne reste pour moi que ma seule personne,
Je me perdrai plutôt dans quelque affreux climat,
Qu'aller, tant qu'il vivra, briguer le consulat.
Vous…

PERPENNA
Ce n'est pas, Seigneur, ce qui me tient en peine.
Exclu du consulat par l'hymen d'une reine,
Du moins si vos bontés m'obtiennent ce bonheur,
Je n'attends plus de Rome aucun degré d'honneur ;
Et banni pour jamais dans la Lusitanie,
J'y crois en sûreté les restes de ma vie.

SERTORIUS
Oui ; mais je ne vois pas encor de sûreté
À ce que vous et moi nous avions concerté.
Vous savez que la reine est d'une humeur si fière…
Mais peut-être le temps la rendra moins altière.
Adieu : dispensez-moi de parler là-dessus.

PERPENNA
Parlez, Seigneur : mes vœux sont-ils si mal reçus ?
Est-ce en vain que je l'aime, en vain que je soupire ?

SERTORIUS
Sa retraite a plus dit que je ne puis vous dire.

PERPENNA
Elle m'a dit beaucoup ; mais, Seigneur, achevez,
Et ne me cachez point ce que vous en savez.
Ne m'auriez-vous rempli que d'un espoir frivole ?

SERTORIUS
Non, je vous l'ai cédée, et vous tiendrai parole.
Je l'aime, et vous la donne encor malgré mon feu ;
Mais je crains que ce don n'ait jamais son aveu,
Qu'il n'attire sur nous d'impitoyables haines.
Que vous dirai-je enfin ? L'Espagne a d'autres reines ;
Et vous pourriez vous faire un destin bien plus doux,
Si vous faisiez pour moi ce que je fais pour vous.
Celle des Vacéens, celle des Ilergètes,
Rendraient vos volontés bien plus tôt satisfaites ;
La reine avec chaleur saurait vous y servir.

PERPENNA
Vous me l'avez promise, et me l'allez ravir !

SERTORIUS
Que sert que je promette et que je vous la donne,
Quand son ambition l'attache à ma personne ?
Vous savez les raisons de cet attachement,
Je vous en ai tantôt parlé confidemment ;
Je vous en fais encor la même confidence.
Faites à votre amour un peu de violence ;
J'ai triomphé du mien : j'y suis encor tout prêt ;
Mais s'il faut du parti ménager l'intérêt,
Faut-il pousser à bout une reine obstinée,
Qui veut faire à son choix toute sa destinée,
Et de qui le secours, depuis plus de dix ans,
Nous a mieux soutenus que tous nos partisans ?

PERPENNA
La trouvez-vous, Seigneur, en état de vous nuire ?

SERTORIUS
Non, elle ne peut pas tout à fait nous détruire ;
Mais si vous m'enchaînez à ce que j'ai promis,
Dès demain elle traite avec nos ennemis.
Leur camp n'est que trop proche ; ici chacun murmure :
Jugez ce qu'il faut craindre en cette conjoncture.
Voyez quel prompt remède on y peut apporter,
Et quel fruit nous aurons de la violenter.

PERPENNA
C'est à moi de me vaincre, et la raison l'ordonne ;
Mais d'un si grand dessein tout mon cœur qui frissonne…

SERTORIUS
Ne vous contraignez point : dût m'en coûter le jour,
Je tiendrai ma promesse en dépit de l'amour.

PERPENNA
Si vos promesses n'ont l'aveu de Viriate…

SERTORIUS
Je ne puis de sa part rien dire qui vous flatte.

PERPENNA
Je dois donc me contraindre, et j'y suis résolu.
Oui, sur tous mes désirs je me rends absolu :
J'en veux, à votre exemple, être aujourd'hui le maître ;
Et malgré cet amour que j'ai laissé trop croître,
Vous direz à la reine…

SERTORIUS
Eh bien ! Je lui dirai ?

PERPENNA
Rien, Seigneur, rien encor ; demain j'y penserai.
Toutefois la colère où s'emporte son âme
Pourrait dès cette nuit commencer quelque trame.
Vous lui direz, Seigneur, tout ce que vous voudrez ;
Et je suivrai l'avis que pour moi vous prendrez.

SERTORIUS
Je vous admire et plains.

PERPENNA
Que j'ai l'âme accablée !

SERTORIUS
Je partage les maux dont je la vois comblée.
Adieu : j'entre un moment pour calmer son chagrin,
Et me rendrai chez vous à l'heure du festin.

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