ACTE 3 - SCÈNE 2



(POMPÉE, Aristie)

POMPÉE
Me dit-on vrai, Madame, et serait-il possible…

ARISTIE
Oui, Seigneur, il est vrai que j'ai le cœur sensible :
Suivant qu'on m'aime ou hait, j'aime ou hais à mon tour,
Et ma gloire soutient ma haine et mon amour.
Mais si de mon amour elle est la souveraine,
Elle n'est pas toujours maîtresse de ma haine ;
Je ne la suis pas même, et je hais quelquefois
Et moins que je ne veux et moins que je ne dois.

POMPÉE
Cette haine a pour moi toute son étendue,
Madame, et la pitié ne l'a point suspendue ;
La générosité n'a pu la modérer.

ARISTIE
Vous ne voyez donc pas qu'elle a peine à durer ?
Mon feu, qui n'est éteint que parce qu'il doit l'être,
Cherche en dépit de moi le vôtre pour renaître ;
Et je sens qu'à vos yeux mon courroux chancelant
Trébuche, perd sa force, et meurt en vous parlant.
M'aimeriez-vous encor, Seigneur ?

POMPÉE
Si je vous aime !
Demandez si je vis, ou si je suis moi-même :
Votre amour est ma vie, et ma vie est à vous.

ARISTIE
Sortez de mon esprit, ressentiments jaloux
Noirs enfants du dépit, ennemis de ma gloire,
Tristes ressentiments, je ne veux plus vous croire.
Quoi qu'on m'ait fait d'outrage, il ne m'en souvient plus :
Plus de nouvel hymen, plus de Sertorius ;
Je suis au grand Pompée ; et puisqu'il m'aime encore,
Puisqu'il me rend son cœur, de nouveau je l'adore :
Plus de Sertorius. Mais, Seigneur, répondez ;
Faites parler ce cœur qu'enfin vous me rendez.
Plus de Sertorius. Hélas ! Quoi que je die,
Vous ne me dites point, Seigneur : "Plus d'Émilie."
Rentrez dans mon esprit, jaloux ressentiments,
Fiers enfants de l'honneur, nobles emportements ;
C'est vous que je veux croire ; et Pompée infidèle
Ne saurait plus souffrir que ma haine chancelle :
Il l'affermit pour moi. Venez, Sertorius ;
Il me rend toute à vous par ce muet refus.
Donnons ce grand témoin à ce grand hyménée ;
Son âme, toute ailleurs, n'en sera point gênée :
Il le verra sans peine, et cette dureté
Passera chez Sylla pour magnanimité.

POMPÉE
Ce qu'il vous fait d'injure également m'outrage ;
Mais enfin je vous aime, et ne puis davantage.
Vous, si jamais ma flamme eut pour vous quelque appas,
Plaignez-vous, haïssez, mais ne vous donnez pas :
Demeurez en état d'être toujours ma femme,
Gardez jusqu'au tombeau l'empire de mon âme.
Sylla n'a que son temps, il est vieil et cassé :
Son règne passera, s'il n'est déjà passé ;
Ce grand pouvoir lui pèse, il s'apprête à le rendre ;
Comme à Sertorius, je veux bien vous l'apprendre.
Ne vous jetez donc point, Madame, en d'autres bras ;
Plaignez-vous, haïssez, mais ne vous donnez pas.
Si vous voulez ma main, n'engagez point la vôtre.

ARISTIE
Mais quoi ? N'êtes-vous pas entre les bras d'une autre ?

POMPÉE
Non : puisqu'il vous en faut confier le secret,
Émilie à Sylla n'obéit qu'à regret.
Des bras d'un autre époux ce tyran qui l'arrache
Ne rompt point dans son cœur le saint nœud qui l'attache :
Elle porte en ses flancs un fruit de cet amour,
Que bientôt chez moi-même elle va mettre au jour ;
Et dans ce triste état, sa main qu'il m'a donnée
N'a fait que l'éblouir par un feint hyménée,
Tandis que toute entière à son cher Glabrion,
Elle paraît ma femme, et n'en a que le nom.

ARISTIE
Et ce nom seul est tout pour celles de ma sorte :
Rendez-le-moi, Seigneur, ce grand nom qu'elle porte.
J'aimais votre tendresse et vos empressements ;
Mais je suis au-dessus de ces attachements ;
Et tout me sera doux, si ma trame coupée
Me rend à mes aïeux en femme de Pompée,
Et que sur mon tombeau ce grand titre gravé
Montre à tout l'avenir que je l'ai conservé.
J'en fais toute ma gloire et toutes mes délices ;
Un moment de sa perte a pour moi des supplices.
Vengez-moi de Sylla, qui me l'ôte aujourd'hui,
Ou souffrez qu'on me venge et de vous et de lui ;
Qu'un autre hymen me rende un titre qui l'égale ;
Qu'il me relève autant que Sylla me ravale :
Non que je puisse aimer aucun autre que vous ;
Mais pour venger ma gloire il me faut un époux :
Il m'en faut un illustre, et dont la renommée…

POMPÉE
Ah ! Ne vous lassez point d'aimer et d'être aimée.
Peut-être touchons-nous au moment désiré
Qui saura réunir ce qu'on a séparé.
Ayez plus de courage et moins d'impatience :
Souffrez que Sylla meure, ou quitte sa puissance…

ARISTIE
J'attendrai de sa mort ou de son repentir
Qu'à me rendre l'honneur vous daigniez consentir ?
Et je verrai toujours votre cœur plein de glace,
Mon tyran impuni, ma rivale en ma place,
Jusqu'à ce qu'il renonce au pouvoir absolu,
Après l'avoir gardé tant qu'il l'aura voulu ?

POMPÉE
Mais tant qu'il pourra tout, que pourrai-je, Madame ?

ARISTIE
Suivre en tous lieux, Seigneur, l'exil de votre femme,
La ramener chez vous avec vos légions,
Et rendre un heureux calme à nos divisions.
Que ne pourrez-vous point en tête d'une armée,
Partout, hors de l'Espagne, à vaincre accoutumée ?
Et quand Sertorius sera joint avec vous,
Que pourra le tyran ? Qu'osera son courroux ?

POMPÉE
Ce n'est pas s'affranchir qu'un moment le paraître,
Ni secouer le joug que de changer de maître.
SERTORIUS pour vous est un illustre appui ;
Mais en faire le mien, c'est me ranger sous lui ;
Joindre nos étendards, c'est grossir son empire.
PERPENNA, qui l'a joint, saura que vous en dire.
Je sers ; mais jusqu'ici l'ordre vient de si loin,
Qu'avant qu'on le reçoive il n'en est plus besoin ;
Et ce peu que j'y rends de vaine déférence,
Jaloux du vrai pouvoir, ne sert qu'en apparence.
Je crois n'avoir plus même à servir qu'un moment ;
Et quand Sylla prépare un si doux changement,
Pouvez-vous m'ordonner de me bannir de Rome,
Pour la remettre au joug sous les lois d'un autre homme ;
Moi qui ne suis jaloux de mon autorité
Que pour lui rendre un jour toute sa liberté ?
Non, non : si vous m'aimez comme j'aime à le croire,
Vous saurez accorder votre amour et ma gloire,
Céder avec prudence au temps prêt à changer,
Et ne me perdre pas au lieu de vous venger.

ARISTIE
Si vous m'avez aimée, et qu'il vous en souvienne,
Vous mettrez votre gloire à me rendre la mienne ;
Mais il est temps qu'un mot termine ces débats.
Me voulez-vous, Seigneur ? Ne me voulez-vous pas ?
Parlez : que votre choix règle ma destinée.
Suis-je encore à l'époux à qui l'on m'a donnée ?
Suis-je à Sertorius ? C'est assez consulté :
Rendez-moi mes liens, ou pleine liberté…

POMPÉE
Je le vois bien, Madame, il faut rompre la trêve,
Pour briser en vainqueur cet hymen, s'il s'achève ;
Et vous savez si peu l'art de vous secourir,
Que pour vous en instruire, il faut vous conquérir.

ARISTIE
SERTORIUS sait vaincre et garder ses conquêtes.

POMPÉE
La vôtre, à la garder, coûtera bien des têtes.
Comme elle fermera la porte à tout accord,
Rien ne la peut jamais assurer que ma mort.
Oui, j'en jure les dieux, s'il faut qu'il vous obtienne,
Rien ne peut empêcher sa perte que la mienne ;
Et peut-être tous deux, l'un par l'autre percés,
Nous vous ferons connaître à quoi vous nous forcez.

ARISTIE
Je ne suis pas, Seigneur, d'une telle importance.
D'autres soins éteindront cette ardeur de vengeance ;
Ceux de vous agrandir vous porteront ailleurs,
Où vous pourrez trouver quelques destins meilleurs ;
Ceux de servir Sylla, d'aimer son Émilie,
D'imprimer du respect à toute l'Italie,
De rendre à votre Rome un jour sa liberté,
Sauront tourner vos pas de quelque autre côté.
Surtout ce privilège acquis aux grandes âmes,
De changer à leur gré de maris et de femmes,
Mérite qu'on l'étale aux bouts de l'univers,
Pour en donner l'exemple à cent climats divers.

POMPÉE
Ah ! C'en est trop, Madame, et de nouveau je jure…

ARISTIE
Seigneur, les vérités font-elles quelque injure ?

POMPÉE
Vous oubliez trop tôt que je suis votre époux.

ARISTIE
Ah ! Si ce nom vous plaît, je suis encore à vous :
Voilà ma main, Seigneur.

POMPÉE
Gardez-la-moi, Madame.

ARISTIE
Tandis que vous avez à Rome une autre femme ?
Que par un autre hymen vous me déshonorez ?
Me punissent les dieux que vous avez jurés,
Si, passé ce moment, et hors de votre vue,
Je vous garde une foi que vous avez rompue !

POMPÉE
Qu'allez-vous faire ? Hélas !

ARISTIE
Ce que vous m'enseignez.

POMPÉE
Éteindre un tel amour !

ARISTIE
Vous-même l'éteignez.

POMPÉE
La victoire aura droit de le faire renaître.

ARISTIE
Si ma haine est trop faible, elle la fera croître.

POMPÉE
Pourrez-vous me haïr ?

ARISTIE
J'en fais tous mes souhaits.

POMPÉE
Adieu donc pour deux jours.

ARISTIE
Adieu pour tout jamais.

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