ACTE 2 - Scène TROISIÈME


Ruy Blas (au fond du théâtre, à part)
Où suis-je ? -Qu'elle est belle ! -Oh ! Pour qui suis-je ici ?

La Reine (à part)
C'est un secours du Ciel !
(Haut)
Donnez vite !
Se retournant vers le portrait du roi.
Merci,
Monseigneur !
(à la duchesse)
D'où me vient cette lettre ?

La Duchesse
Madame,
D'Aranjuez, où le roi chasse.

La Reine
Du fond de l'âme
Je lui rends grâce. Il a compris qu'en mon ennui,
J'avais besoin d'un mot d'amour qui vînt de lui !
Mais donnez donc.

La Duchesse (avec une révérence, montrant la lettre)
L'usage, il faut que je le dise,
Veut que ce soit d'abord moi qui l'ouvre et la lise.

La Reine
Encore ! - Eh bien, lisez !
(La duchesse prend la lettre et la déplie lentement)

Casilda (à part)
Voyons le billet doux.

La Duchesse (lisant)
"Madame, il fait grand vent et j'ai tué six loups. Signé, CARLOS. "

La Reine (à part)
Hélas !

Don Guritan (à la duchesse)
C'est tout ?

La Duchesse
Oui, seigneur comte.

Casilda (à part)
Il a tué six loups ! Comme cela vous monte
L'imagination ! Votre cœur est jaloux,
Tendre, ennuyé, malade ? - Il a tué six loups !

La Duchesse (à la reine, en lui présentant la lettre)
Si sa majesté veut ?…

La Reine (la repoussant)
Non.

Casilda (à la duchesse)
C'est bien tout ?

La Duchesse
Sans doute.
Que faut-il donc de plus ? notre roi chasse ; en route
Il écrit ce qu'il tue avec le temps qu'il fait.
C'est fort bien.
(Examinant de nouveau la lettre)
Il écrit ? non, il dicte.

La Reine (lui arrachant la lettre et l'examinant à son tour)
En effet,
Ce n'est pas de sa main. Rien que sa signature !
(Elle l'examine avec plus d'attention et paraît frappée de stupeur. A part)
Est-ce une illusion ? C'est la même écriture
Que celle de la lettre !
(Elle désigne de la main la lettre qu'elle vient de cacher sur son cœur)
Oh ! Qu'est-ce que cela ?
(à la duchesse)
Où donc est le porteur du message ?

La Duchesse (montrant RUY BLAS)
Il est là.

La Reine (se tournant à demi vers RUY BLAS)
Ce jeune homme ?

La Duchesse
C'est lui qui l'apporte en personne.
— Un nouvel écuyer que sa majesté donne A La Reine Un seigneur que de la part du roi
Monsieur De Santa-Cruz me recommande, à moi.

La Reine
Son nom ?

La Duchesse
C'est le seigneur César De Bazan, comte
De Garofa. S'il faut croire ce qu'on raconte,
C'est le plus accompli gentilhomme qui soit.

La Reine
Bien. Je veux lui parler.
(à RUY BLAS)
Monsieur…

Ruy Blas (à part, tressaillant)
Elle me voit !
Elle me parle ! Dieu ! Je tremble.

La Duchesse (à RUY BLAS)
Approchez, comte.

Don Guritan (regardant Ruy Blas de travers, à part)
Ce jeune homme ! écuyer ! Ce n'est pas là mon compte.
(Ruy Blas pâle et troublé, approche à pas lents)

La Reine (à RUY BLAS)
Vous venez d'Aranjuez ?

Ruy Blas (s'inclinant)
Oui, Madame.

La Reine
Le roi
Se porte bien ?
(Ruy Blas s'incline, elle montre la lettre royale)
Il a dicté ceci pour moi ?

Ruy Blas
Il était à cheval, il a dicté la lettre…
(il hésite un moment)
A l'un des assistants.

La Reine (à part, regardant RUY BLAS)
Son regard me pénètre.
Je n'ose demander à qui.
(Haut)
C'est bien, allez.
― Ah ! ―
(Ruy Blas qui avait fait quelques pas pour sortir, revient vers La Reine)
Beaucoup de seigneurs étaient là rassemblés ?
(A part)
Pourquoi donc suis-je émue en voyant ce jeune homme ?
(Ruy Blas s'incline, elle reprend)
Lesquels ?

Ruy Blas
Je ne sais point les noms dont on les nomme.
Je n'ai passé là-bas que des instants fort courts.
Voilà trois jours que j'ai quitté Madrid.

La Reine (à part)
Trois jours !
(Elle fixe un regard plein de trouble sur RUY BLAS)

Ruy Blas (à part)
C'est la femme d'un autre ! ô jalousie affreuse !
― Et de qui ! ―Dans mon cœur un abîme se creuse.

Don Guritan (s'approchant de RUY BLAS)
Vous êtes écuyer de la reine ? Un seul mot.
Vous connaissez quel est votre service ? Il faut
vous tenir cette nuit dans la chambre prochaine,

Ruy Blas (à part)
Ouvrir au roi ! Moi !
(Haut)
Mais… il est absent.

Don Guritan
Le roi Peut-il pas arriver à l'improviste ?

Ruy Blas (à part)
Quoi !

Don Guritan (à part, observant RUY BLAS)
Qu'a-t-il ?

La Reine (qui a tout entendu et dont le regard est resté fixé sur RUY BLAS)
Comme il pâlit !
(Ruy Blas chancelant s'appuie sur le bras d'un fauteuil)

Casilda (à La Reine)
Madame, ce jeune homme
se trouve mal…

Ruy Blas (se soutenant à peine)
Moi, non ! Mais c'est singulier comme
le grand air… le soleil… la longueur du chemin…
(à part)
― Ouvrir au roi !
(Il tombe épuisé sur un fauteuil. Son manteau se dérange et laisse voir sa main gauche enveloppée de linges ensanglantés)
Grand dieu, madame ! à cette main
il est blessé !

La Reine
Blessé !

Casilda
Mais il perd connaissance !
Mais, vite, faisons-lui respirer quelque essence !

La Reine (fouillant dans sa gorgerette)
Un flacon que j'ai là contient une liqueur…
(en ce moment son regard tombe sur la manchette que Ruy Blas porte au bras droit. à part)
C'est la même dentelle !
(Au même instant elle a tiré le flacon de sa poitrine, et, dans son trouble, elle a pris en même)
(temps le morceau de dentelle qui y était caché. Ruy Blas, qui ne la quitte pas des yeux, voit cette dentelle sortir du sein de La Reine)

Ruy Blas (éperdu)
Oh !
(Le regard de la reine et le regard de Ruy Blas se rencontrent. Un silence)

La Reine (à part)
C'est lui !

Ruy Blas (à part)
Sur son cœur !

La Reine (à part)
c'est lui !

Ruy Blas (à part)
Faites, mon dieu, qu'en ce moment je meure !
(Dans le désordre de toutes les femmes s'empressant autour de Ruy Blas)
(ce qui se passe entre la reine et lui n'est remarqué de personne)

Casilda (faisant respirer le flacon à RUY BLAS)
Comment vous êtes-vous blessé ? C'est tout à l'heure ? Non ? Cela s'est rouvert en route ? Aussi pourquoi vous charger d'apporter le message du roi ?

La Reine (à Casilda)
Vous finirez bientôt vos questions, j'espère.

La Duchesse (à Casilda)
Qu'est-ce que cela fait à la reine, ma chère ?

La Reine
Puisqu'il avait écrit la lettre, il pouvait bien l'apporter, n'est-ce pas ?
Casilda : Mais il n'a dit en rien qu' il eût écrit la lettre.

La Reine (à part)
Oh !
(à Casilda)
Tais-toi !

Casilda (à RUY BLAS)
Votre grâce
Se trouve-t-elle mieux ?

Ruy Blas
Je renais !

La Reine (à ses femmes)
L'heure passe,
Rentrons. -qu'en son logis le comte soit conduit.
(Aux pages au fond)
Vous savez que le roi ne vient pas cette nuit?
Il passe la saison tout entière à la chasse.
(Elle rentre avec sa suite dans ses appartements)

Casilda (la regardant sortir)
La reine a dans l'esprit quelque chose.
(Elle sort par la même porte que la reine en emportant la petite cassette aux reliques)

Ruy Blas (resté seul)
(Il semble écouter encore quelque temps avec une joie profonde les dernières paroles de La Reine)
(Il paraît comme en proie à un rêve. Le morceau de dentelle, que la reine a laissé tomber dans son trouble, est resté à terre)
(Il le ramasse, le regarde avec amour, et le couvre de baisers. Puis il lève les yeux au ciel)
ô dieu ! Grâce ! Ne me rendez pas fou ! Regardant le morceau de dentelle. C'était bien sur son cœur !
(Il le cache dans sa poitrine. -entre don Guritan. Il revient par la porte de la chambre où il a suivi La Reine)
(Il marche à pas lents vers RUY BLAS)
(Arrivé près de lui sans dire un mot, il tire à demi son épée, et la mesure du regard avec celle de RUY BLAS)
(Elles sont inégales. Il remet son épée dans le fourreau. Ruy Blas le regarde avec étonnement)

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