ACTE 3 - SCENE 2


Ruy Blas (survenant)
Bon appétit ! messieurs ! -
(Tous se retournent)
(Silence de surprise et d'inquiétude. Ruy Blas se couvre, croise les bras, et poursuit en les regardant en face)
Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
de servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n'avez pas honte et vous choisissez l'heure,
l'heure sombre où l'Espagne agonisante pleure !
Donc vous n'avez pas ici d'autres intérêts
que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !
-mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur.
L'Espagne et sa vertu, l'Espagne et sa grandeur,
tout s'en va. -nous avons, depuis Philippe Quatre,
perdu le Portugal, le Brésil, sans combattre ;
en Alsace Brisach, Steinfort en Luxembourg ;
et toute la Comté jusqu'au dernier faubourg ;
le Roussillon, Ormuz, Goa, cinq mille lieues
de côte, et Pernambouc, et les Montagnes Bleues !
Mais voyez. — Du ponant jusques à l'orient,
L'Europe, qui vous hait, vous regarde en riant.
Comme si votre roi n'était plus qu'un fantôme,
La Hollande et l'Anglais partagent ce royaume ;
Rome vous trompe ; il faut ne risquer qu'à demi
Une armée en Piémont, quoique pays ami ;
La Savoie et son duc sont pleins de précipices;
La France pour vous prendre, attend des jours propices ;
L'Autriche aussi vous guette. — Et l'infant bavarois
Se meurt, vous le savez. — Quant à vos vice-rois,
Médina, fou d'amour, emplit Naples d'esclandres,
Vaudémont vend Milan, Leganez perd les Flandres.
Quel remède à cela ? — L'état est indigent ;
L'état est épuisé de troupes et d'argent ;
Nous avons sur la mer, où Dieu met ses colères,
Perdu trois cents vaisseaux, sans compter les galères !
Et vous osez ! … — Messieurs, en vingt ans, songez-y,
Le peuple, — j'en ai fait le compte, et c'est ainsi ! —
Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie,
Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,
Le peuple misérable, et qu'on pressure encor,
A sué quatre cent trente millions d'or !
Et ce n'est pas assez ! Et vous voulez, mes maîtres ! … —
Ah ! j'ai honte pour vous ! — Au dedans, routiers, reîtres,
Vont battant le pays et brûlant la moisson.
L'escopette est braquée au coin de tout buisson.
Comme si c'était peu de la guerre des princes,
Guerre entre les couvents, guerre entre les provinces,
Tous voulant dévorer leur voisin éperdu,
Morsures d'affamés sur un vaisseau perdu !
Notre église en ruine est pleine de couleuvres ;
L'herbe y croît. Quant aux grands, des aïeux, mais pas d'œuvres.
Tout se fait par intrigue et rien par loyauté.
L'Espagne est un égout où vient l'impureté
De toute nation. — Tout seigneur à ses gages
A cent coupe-jarrets qui parlent cent langages.
Génois, Sardes, Flamands, Babel est dans Madrid.
L'alguazil, dur au pauvre, au riche s'attendrit.
La nuit on assassine et chacun crie à l'aide !
— Hier on m'a volé, moi, près du pont de Tolède ! —
La moitié de Madrid pille l'autre moitié.
Tous les juges vendus ; pas un soldat payé.
Anciens vainqueurs du monde, Espagnols que nous sommes
Quelle armée avons-nous ? A peine six mille hommes.
Qui vont pieds nus. Des gueux, des juifs, des montagnards,
S'habillant d'une loque et s'armant de poignards.
Aussi d'un régiment toute bande se double.
Sitôt que la nuit tombe, il est une heure trouble
Où le soldat douteux se transforme en larron.
Matalobos a plus de troupes qu'un baron.
Un voleur fait chez lui la guerre au roi d'Espagne.
Hélas ! Les paysans qui sont dans la campagne
Insultent en passant la voiture du roi ;
Et lui, votre seigneur, plein de deuil et d'effroi,
Seul, dans l'Escurial, avec les morts qu'il foule,
Courbe son front pensif sur l'empire qui croule !
— Voilà ! — L'Europe, hélas ! écrase du talon
Ce pays qui fut pourpre et n'est plus que haillon !
L'État s'est ruiné dans ce siècle funeste,
Et vous vous disputez à qui prendra le reste !
Ce grand peuple espagnol aux membres énervés,
Qui s'est couché dans l'ombre et sur qui vous vivez,
Expire dans cet antre où son sort se termine,
Triste comme un lion mangé par la vermine !
-Charles-Quint, dans ces temps d'opprobre et de terreur,
Que fais-tu dans ta tombe, ô puissant empereur ?
Oh ! Lève-toi ! Viens voir ! -les bons font place aux pires.
Ce royaume effrayant, fait d'un amas d'empires,
Penche… il nous faut ton bras ! Au secours, Charles-Quint !
Car l'Espagne se meurt, car l'Espagne s'éteint !
Ton globe, qui brillait dans ta droite profonde,
Soleil éblouissant qui faisait croire au monde
Que le jour désormais se levait à Madrid,
Maintenant, astre mort, dans l'ombre s'amoindrit,
Lune aux trois quarts rongée et qui décroît encore,
Et que d'un autre peuple effacera l'aurore !
Hélas ! Ton héritage est en proie aux vendeurs.
Tes rayons, ils en font des piastres ! Tes splendeurs,
On les souille ! -ô géant ! Se peut-il que tu dormes ? -
On vend ton sceptre au poids ! Un tas de nains difformes
Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi ;
Et l'aigle impérial, qui, jadis, sous ta loi,
Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,
Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme !
(Les conseillers se taisent consternés)
(Seuls, le marquis de Priego et le comte de Camporeal redressent la tête et regardent Ruy Blas avec colère)
(Puis Camporeal,)
(après avoir parlé à Priego, va à la table, écrit quelques mots sur un papier, les signe et les fait signer au marquis)

Le Comte De Camporeal (désignant le marquis de Priego et remettant le papier à RUY BLAS)
Monsieur le duc, -au nom de tous les deux, -voici notre démission de notre emploi.

Ruy Blas (prenant le papier, froidement)
Merci. Vous vous retirerez, avec votre famille, à Priego. Vous, en Andalousie, - (à Camporeal)
Et vous, comte, en Castille. Chacun dans vos états. Soyez partis demain.(Les deux seigneurs s'inclinent et sortent fièrement, le chapeau sur la tête. Ruy Blas se tourne vers les autres conseillers)
Quiconque ne veut pas marcher dans mon chemin peut suivre ces messieurs.
(Silence dans les assistants)
(Ruy Blas s'assied à la table sur une chaise à dossier placée à droite du fauteuil royal,)
(et s'occupe à décacheter une correspondance)

Ubilla (à Covadenga, montrant RUY BLAS)
Fils, nous avons un maître. Cet homme sera grand.

Don Manuel Arias
Oui, s'il a le temps d'être.

Covadenga
Et s' il ne se perd pas à tout voir de trop près.

Ubilla
Il sera Richelieu !

Don Manuel Arias
S'il n'est Olivarez !

Ruy Blas (après avoir parcouru vivement une lettre qu'il vient d'ouvrir)
Un complot ! Qu'est ceci ? Messieurs, que vous disais-je ? Lisant. -… " duc d'Olmedo, veillez. Il se prépare un piège pour enlever quelqu'un de très grand de Madrid. " (examinant la lettre)
- "on ne nomme pas qui. Je veillerai. "-l'écrit est anonyme. -(entre un huissier de cour qui s'approche de Ruy Blas avec une profonde révérence)
Allons ! Qu'est-ce ?

L'Huissier
à votre excellence j'annonce monseigneur l'ambassadeur de France.

Ruy Blas
Ah ! D'Harcourt ! Je ne puis à présent.

L'Huissier (s'inclinant)
Monseigneur, le nonce impérial dans la chambre d'honneur attend votre excellence.

Ruy Blas
à cette heure ? Impossible.
(L'huissier s'incline et sort)

Ruy Blas (l'apercevant)
Mon page ! Je ne suis pour personne visible.

Le Page (bas)
Le comte Guritan, qui revient de Neubourg…

Ruy Blas (avec un geste de surprise)
Ah ! -page, enseigne-lui ma maison du faubourg. Qu'il m'y vienne trouver demain, si bon lui semble. Va.(Le page sort) (Aux conseillers)
Nous aurons tantôt à travailler ensemble. Dans deux heures, messieurs. -revenez.
(Tous sortent en saluant profondément RUY BLAS)
(Ruy Blas resté seul, fait quelques pas en proie à une rêverie profonde)
(Tout à coup, à l'angle du salon, la tapisserie s'écarte et la reine apparaît)
(Elle est vêtue de blanc avec la couronne en tête ;)
(elle paraît rayonnante de joie et fixe sur Ruy Blas un regard d'admiration et de respect)
(Elle soutient d'un bras la tapisserie,)
(derrière on entrevoit une sorte de cabinet obscur où l'on distingue une petite porte)
(Ruy Blas en se retournant, aperçoit la reine, et reste comme pétrifié devant cette apparition)

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