ACTE 3 - SCENE 5


Don Salluste (posant la main sur l'épaule de RUY BLAS)
Bonjour.

Ruy Blas (effaré. à part)
Grand dieu ! Je suis perdu ! Le marquis !

Don Salluste (souriant)
Je parie que vous ne pensiez pas à moi.

Ruy Blas
Sa seigneurie, en effet, me surprend. (à part)
Oh ! Mon malheur renaît. J'étais tourné vers l'ange et le démon venait.
(Il court à la tapisserie qui cache le cabinet secret et en ferme la petite porte au verrou ;)
(puis il revient tout tremblant vers Don Salluste)

Don Salluste
Eh bien ! Comment cela va-t-il ?

Ruy Blas (l'œil fixé sur don Salluste impassible, et comme pouvant à peine rassembler ses idées)
Cette livrée ? …

Don Salluste (souriant toujours)
Il fallait du palais me procurer l'entrée. Avec cet habit-là l'on arrive partout. J'ai pris votre livrée et la trouve à mon goût.
(Il se couvre. Ruy Blas reste tête nue)

Ruy Blas
Mais j'ai peur pour vous…

Don Salluste
Peur ! Quel est ce mot risible ?

Ruy Blas
Vous êtes exilé !

Don Salluste
Croyez-vous ? C'est possible.

Ruy Blas
Si l'on vous reconnaît, au palais, en plein jour ?

Don Salluste
Ah bah ! Des gens heureux, qui sont des gens de cour, iraient perdre leur temps, ce temps qui sitôt passe, à se ressouvenir d'un visage en disgrâce ! D'ailleurs, regarde-t-on le profil d'un valet ? (Il s'assied dans un fauteuil, et Ruy Blas reste debout)
à propos, que dit-on à Madrid, s'il vous plaît ? Est-il vrai que, brûlant d'un zèle hyperbolique, ici, pour les beaux yeux de la caisse publique, vous exilez ce cher Priego, l'un des grands ? Vous avez oublié que vous êtes parents. Sa mère est Sandoval, la vôtre aussi. Que diable ! Sandoval porte d'or à la bande de sable. Regardez vos blasons, don César. C'est fort clair. Cela ne se fait pas entre parents, mon cher. Les loups pour nuire aux loups font-ils les bons apôtres ? Ouvrez les yeux pour vous, fermez-les pour les autres. Chacun pour soi.

Ruy Blas (se rassurant un peu)
Pourtant, monsieur, permettez-moi, Monsieur De Priego, comme noble du roi, a grand tort d'aggraver les charges de l'Espagne. Or, il va falloir mettre une armée en campagne ; nous n'avons pas d'argent, et pourtant il le faut. L'héritier bavarois penche à mourir bientôt. Hier, le comte d'Harrach, que vous devez connaître, me le disait au nom de l'empereur son maître. Si monsieur l'archiduc veut soutenir son droit, la guerre éclatera…

Don Salluste
L'air me semble un peu froid. Faites-moi le plaisir de fermer la croisée.
(Ruy Blas pâle de honte et de désespoir, hésite un moment ;)
(puis il fait un effort et se dirige lentement vers la fenêtre, la ferme, et revient vers don Salluste, qui, assis dans le)
(fauteuil, le suit des yeux d'un air indifférent)

Ruy Blas (reprenant et essayant de convaincre Don Salluste)
Daignez voir à quel point la guerre est malaisée. Que faire sans argent ? Excellence, écoutez. Le salut de l'Espagne est dans nos probités. Pour moi, j'ai, comme si notre armée était prête, fait dire à l'empereur que je lui tiendrais tête…

Don Salluste (interrompant Ruy Blas et lui montrant son mouchoir qu'il a laissé tomber en entrant)
Pardon ! Ramassez-moi mon mouchoir.
(Ruy Blas comme à la torture, hésite encore, puis se baisse, ramasse le mouchoir, et le présente à Don Salluste)

Don Salluste (mettant le mouchoir dans sa poche)
-vous disiez ? …

Ruy Blas (avec effort)
Le salut de l'Espagne ! -oui, l'Espagne à nos pieds, et l'intérêt public demandent qu'on s'oublie. Ah ! Toute la nation bénit qui la délie. Sauvons ce peuple ! Osons être grands, et frappons ! ôtons l'ombre à l'intrigue et le masque aux fripons !

Don Salluste (nonchalamment)
Et d'abord ce n'est pas de bonne compagnie. - cela sent son pédant et son petit génie que de faire sur tout un bruit démesuré. Un méchant million, plus ou moins dévoré, voilà-t-il pas de quoi pousser des cris sinistres ! Mon cher, les grands seigneurs ne sont pas de vos cuistres. Ils vivent largement. Je parle sans phébus. Le bel air que celui d'un redresseur d'abus toujours bouffi d'orgueil et rouge de colère ! Mais bah ! Vous voulez être un gaillard populaire, adoré des bourgeois et des marchands d'esteufs. C'est fort drôle. Ayez donc des caprices plus neufs. Les intérêts publics ? Songez d'abord aux vôtres. Le salut de l'Espagne est un mot creux que d'autres feront sonner, mon cher, tout aussi bien que vous. La popularité ? C'est la gloire en gros sous. Rôder, dogue aboyant, tout autour des gabelles ? Charmant métier ! Je sais des postures plus belles. Vertu ? Foi ? Probité ? C'est du clinquant déteint. C'était usé déjà du temps de Charles-Quint. Vous n'êtes pas un sot ; faut-il qu'on vous guérisse du pathos ? Vous tétiez encor votre nourrice, que nous autres déjà nous avions sans pitié, gaîment, à coups d'épingle ou bien à coups de pié, crevant votre ballon au milieu des risées, fait sortir tout le vent de ces billevesées !

Ruy Blas
Mais pourtant, monseigneur…

Don Salluste (avec un sourire glacé)
Vous êtes étonnant. Occupons-nous d'objets sérieux, maintenant. D'un ton bref et impérieux. -vous m'attendrez demain toute la matinée chez vous, dans la maison que je vous ai donnée. La chose que je fais touche à l'événement. Gardez pour nous servir les muets seulement. Ayez dans le jardin, caché sous le feuillage, un carrosse attelé, tout prêt pour un voyage. J'aurai soin des relais. Faites tout à mon gré. -il vous faut de l'argent, je vous en enverrai. -

Ruy Blas
Monsieur, j'obéirai. Je consens à tout faire. Mais jurez-moi d'abord qu'en toute cette affaire la reine n'est pour rien.

Don Salluste (qui jouait avec un couteau d'ivoire sur la table, se retourne à demi)
De quoi vous mêlez-vous ?

Ruy Blas (chancelant et le regardant avec épouvante)
Oh ! Vous êtes un homme effrayant. Mes genoux tremblent… vous m'entraînez vers un gouffre invisible. Oh ! Je sens que je suis dans une main terrible ! Vous avez des projets monstrueux. J'entrevoi quelque chose d'horrible… -ayez pitié de moi ! Il faut que je vous dise, -hélas ! Jugez vous-même ! Vous ne le saviez pas ! Cette femme, je l'aime !

Don Salluste (froidement)
Mais si. Je le savais.

Ruy Blas
Vous le saviez !

Don Salluste
Pardieu ! Qu'est-ce que cela fait ?

Ruy Blas (s'appuyant au mur pour ne pas tomber, et comme se parlant à lui-même)
Donc il s'est fait un jeu, le lâche, d'essayer sur moi cette torture ! Mais c'est que ce serait une affreuse aventure !(Il lève les yeux au ciel)
Seigneur Dieu tout-puissant ! Mon Dieu qui m'éprouvez, épargnez-moi, seigneur !

Don Salluste
Ah çà, mais-vous rêvez ! Vraiment ! Vous vous prenez au sérieux, mon maître. C'est bouffon. Vers un but que seul je dois connaître, but plus heureux pour vous que vous ne le pensez, j'avance. Tenez-vous tranquille. Obéissez. Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, je veux votre bonheur. Marchez, la chose est faite. Puis, grand'chose après tout que des chagrins d'amour ! Nous passons tous par là. C'est l'affaire d'un jour. Savez-vous qu'il s'agit du destin d'un empire ? Qu'est le vôtre à côté ? Je veux bien tout vous dire, mais ayez le bon sens de comprendre aussi, vous. Soyez de votre état. Je suis très bon, très doux, mais, que diable ! Un laquais, d'argile humble ou choisie, n'est qu'un vase où je veux verser ma fantaisie. De vous autres, mon cher, on fait tout ce qu'on veut. Votre maître, selon le dessein qui l'émeut, à son gré vous déguise, à son gré vous démasque. Je vous ai fait seigneur. C'est un rôle fantasque, -pour l'instant. -vous avez l'habillement complet. Mais, ne l'oubliez pas, vous êtes mon valet. Vous courtisez la reine ici par aventure, comme vous monteriez derrière ma voiture. Soyez donc raisonnable.

Ruy Blas (qui l'a écouté avec égarement et comme ne pouvant en croire ses oreilles)
ô mon dieu ! -dieu clément ! Dieu juste ! De quel crime est-ce le châtiment ? Qu'est-ce donc que j'ai fait ? Vous êtes notre père, et vous ne voulez pas qu'un homme désespère ! Voilà donc où j'en suis ! -et, volontairement, et sans tort de ma part, -pour voir, -uniquement pour voir agoniser une pauvre victime, monseigneur, vous m'avez plongé dans cet abîme ! Tordre un malheureux cœur plein d'amour et de foi, afin d'en exprimer la vengeance pour soi ! (Se parlant à lui-même)
Car c'est une vengeance ! Oui, la chose est certaine ! Et je devine bien que c'est contre la reine ! Qu'est-ce que je vais faire ? Aller lui dire tout ? Ciel ! Devenir pour elle un objet de dégoût et d'horreur ! Un crispin, un fourbe à double face ! Un effronté coquin qu'on bâtonne et qu'on chasse ! Jamais ! -je deviens fou, ma raison se confond ! (Une pause. Il rêve)
ô mon Dieu ! Voilà donc les choses qui se font ! Bâtir une machine effroyable dans l'ombre, l'armer hideusement de rouages sans nombre, puis, sous la meule, afin de voir comment elle est, jeter une livrée, une chose, un valet, puis la faire mouvoir, et soudain sous la roue voir sortir des lambeaux teints de sang et de boue, une tête brisée, un cœur tiède et fumant, et ne pas frissonner alors qu'en ce moment on reconnaît, malgré le mot dont on le nomme, que ce laquais était l'enveloppe d'un homme ! (Se tournant vers Don Salluste)
Mais il est temps encore ! Oh ! Monseigneur, vraiment, l'horrible roue encor n'est pas en mouvement ! (Il se jette à ses pieds)
Ayez pitié de moi ! Grâce ! Ayez pitié d'elle ! Vous savez que je suis un serviteur fidèle. Vous l'avez dit souvent. Voyez ! Je me soumets ! Grâce !

Don Salluste
Cet homme-là ne comprendra jamais. C'est impatientant !

Ruy Blas (se traînant à ses pieds)
Grâce !

Don Salluste
Abrégeons, mon maître. (Il se tourne vers la fenêtre)
Gageons que vous avez mal fermé la fenêtre. Il vient un froid par là ! Il va à la croisée et la ferme.

Ruy Blas (se relevant)
Ho ! C'est trop ! à présent je suis duc d'Olmédo, ministre tout-puissant ! Je relève le front sous le pied qui m'écrase.

Don Salluste
Comment dit-il cela ? Répétez donc la phrase. Ruy Blas duc d'Olmedo ? Vos yeux ont un bandeau. Ce n'est que sur Bazan qu'on a mis Olmedo.

Ruy Blas
Je vous fais arrêter.

Don Salluste
Je dirai qui vous êtes.

Ruy Blas (exaspéré)
Mais…

Don Salluste
Vous m'accuserez ? J'ai risqué nos deux têtes. C'est prévu. Vous prenez trop tôt l'air triomphant.

Ruy Blas
Je nierai tout !

Don Salluste
Allons ! Vous êtes un enfant.

Ruy Blas
Vous n'avez pas de preuve !

Don Salluste
Et vous pas de mémoire. Je fais ce que je dis, et vous pouvez m'en croire. Vous n'êtes que le gant, et moi je suis la main.
Bas et se rapprochant de RUY BLAS Si tu n'obéis pas, si tu n'es pas demain chez toi, pour préparer ce qu'il faut que je fasse, si tu dis un seul mot de tout ce qui se passe, si tes yeux, si ton geste en laissent rien percer, celle pour qui tu crains, d'abord, pour commencer, par ta folle aventure, en cent lieux répandue, sera publiquement diffamée et perdue. Puis elle recevra, ceci n'a rien d'obscur, sous cachet, un papier, que je garde en lieu sûr, écrit, te souvient-il avec quelle écriture ? Signé, tu dois savoir de quelle signature ? Voici ce que ses yeux y liront " moi, Ruy Blas, " laquais de monseigneur le marquis de Finlas, " en toute occasion, ou secrète ou publique, " m'engage à le servir comme un bon domestique. "

Ruy Blas (brisé et d'une voix éteinte)
Il suffit. -je ferai, monsieur, ce qu'il vous plaît.
(La porte du fond s'ouvre. On voit rentrer les conseillers du conseil privé)
(Don Salluste s'enveloppe vivement de son manteau)

Don Salluste (bas)
On vient. (Il salue profondément RUY BLAS) (Haut)
Monsieur le duc, je suis votre valet. (Il sort)

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