ACTE 4 - SCENE 2


DON CÉSAR (Effaré, essoufflé, décoiffé, étourdi, avec une expression joyeuse et inquiète en même temps)
Tant pis ! C'est moi ! Il se relève en se frottant la jambe sur laquelle il est tombé, et s'avance dans la chambre avec force révérences et chapeau bas. Pardon ! Ne faites pas attention, je passe. Vous parliez entre vous. Continuez, de grâce. J'entre un peu brusquement, messieurs, j'en suis fâché ! (Il s'arrête au milieu de la chambre et s'aperçoit qu'il est seul)
-personne ! -sur le toit tout à l'heure perché, j'ai cru pourtant ouïr un bruit de voix. -personne ! (S'asseyant dans un fauteuil)
Fort bien. Recueillons-nous. La solitude est bonne. -ouf ! Que d'événements ! -j'en suis émerveillé comme l'eau qu'il secoue aveugle un chien mouillé. Primo, ces alguazils qui m'ont pris dans leurs serres ; puis cet embarquement absurde ; ces corsaires ; et cette grosse ville où l'on m'a tant battu ; et les tentations faites sur ma vertu par cette femme jaune ; et mon départ du bagne ; mes voyages ; enfin, mon retour en Espagne ! Puis, quel roman ! Le jour où j'arrive, c'est fort, ces mêmes alguazils rencontrés tout d'abord ! Leur poursuite enragée et ma fuite éperdue ; je saute un mur ; j'avise une maison perdue dans les arbres, j'y cours ; personne ne me voit ; je grimpe allègrement du hangar sur le toit ; enfin, je m'introduis dans le sein des familles par une cheminée où je mets en guenilles mon manteau le plus neuf qui sur mes chausses pend ! … -pardieu ! Monsieur Salluste est un grand sacripant ! Se regardant dans une petite glace de Venise posée sur le grand coffre à tiroirs sculptés. -mon pourpoint m'a suivi dans mes malheurs. (Il lutte)
(Il ôte son manteau et mire dans la glace son pourpoint de satin rose usé, déchiré et rapiécé ;)(puis il porte vivement la main à sa jambe avec un coup d'œil vers la cheminée)
Mais ma jambe a souffert diablement dans ma chute ! (Il ouvre les tiroirs du coffre)
(Dans l'un d'entre eux il trouve un manteau de velours vert clair, brodé d'or, le manteau donné par don Salluste à RUY BLAS)(Il examine le manteau et le compare au sien)
-ce manteau me paraît plus décent que le mien.
(Il jette le manteau vert sur ses épaules et met le sien à la place dans le coffre, après l'avoir soigneusement plié ;)
(il y ajoute son chapeau qu'il enfonce sous le manteau d'un coup de poing ; puis il referme le tiroir)(Il se promène fièrement, drapé dans le beau manteau brodé d'or)
C'est égal, me voilà revenu. Tout va bien. Ah ! Mon très cher cousin, vous voulez que j'émigre dans cette Afrique où l'homme est la souris du tigre ! Mais je vais me venger de vous, cousin damné, épouvantablement, quand j'aurai déjeuné. J'irai, sous mon vrai nom, chez vous, traînant ma queue d'affreux vaurien sentant le gibet d'une lieue, et je vous livrerai vivant aux appétits de tous mes créanciers-suivis de leurs petits.
(Il aperçoit dans un coin une magnifique paire de bottines à canons de dentelles)(Il jette lestement ses vieux souliers, et chausse sans façon les bottines neuves)
Voyons d'abord où m'ont jeté ses perfidies. Après avoir examiné la chambre de tous côtés. Maison mystérieuse et propre aux tragédies. Portes closes, volets barrés, un vrai cachot. Dans ce charmant logis on entre par en haut, juste comme le vin entre dans les bouteilles. (Avec un soupir)
-c'est bien bon, du bon vin ! -
(il aperçoit la petite porte à droite, l'ouvre, s'introduit vivement dans le cabinet avec lequel elle communique,)(puis rentre avec des gestes d'étonnement)
Merveille des merveilles ! Cabinet sans issue où tout est clos aussi !(Il va à la porte du fond, l'entr'ouvre, et regarde au dehors ; puis il la laisse retomber et revient sur le devant)
Personne ! -où diable suis-je ? -au fait j'ai réussi à fuir les alguazils. Que m'importe le reste ? Vais-je pas m'effarer et prendre un air funeste pour n'avoir jamais vu de maison faite ainsi ? (Il se rassied sur le fauteuil, bâille, puis se relève presque aussitôt)
Ah çà, mais-je m'ennuie horriblement ici ! (Avisant une petite armoire dans le mur, à gauche, qui fait le coin en pan coupé)
Voyons, ceci m'a l'air d'une bibliothèque. (Il y va et l'ouvre)
C'est un garde-manger bien garni. Justement. -un pâté, du vin, une pastèque. C'est un en-cas complet. Six flacons bien rangés ! Diable ! Sur ce logis j'avais des préjugés.(Examinant les flacons l'un après l'autre)
C'est d'un bon choix. -allons ! L'armoire est honorable.
(Il va chercher dans un coin la petite table ronde, l'apporte sur le devant et la charge joyeusement de tout ce que contient le)
(garde-manger, bouteilles, plats, etc. ; il ajoute un verre, une assiette, une fourchette, etc)(-puis il prend une des bouteilles)
Lisons d'abord ceci. (Il emplit le verre, et boit d'un trait)
C'est une œuvre admirable de ce fameux poëte appelé le soleil ! Xérès-des-chevaliers n'a rien de plus vermeil. (Il s'assied, se verse un second verre et boit)
Quel livre vaut cela ? Trouvez-moi quelque chose de plus spiritueux ! (Il boit)
Ah Dieu, cela repose ! Mangeons.(Il entame le pâté)
Chiens d'alguazils ! Je les ai déroutés. Ils ont perdu ma trace. (Il mange)
Oh ! Le roi des pâtés ! Quant au maître du lieu, s'il survient… - (il va au buffet et en rapporte un verre et un couvert qu'il pose sur la table)
Je l'invite. -pourvu qu'il n'aille pas me chasser ! Mangeons vite. (Il met les morceaux doubles)
Mon dîner fait, j'irai visiter la maison. Mais qui peut l'habiter ? Peut-être un bon garçon. Ceci peut ne cacher qu'une intrigue de femme. Bah ! Quel mal fais-je ici ? Qu'est-ce que je réclame ? Rien, -l'hospitalité de ce digne mortel, (à la manière antique,)(il s'agenouille à demi et entoure la table de ses bras) (En embrassant l'autel) (Il boit)
D'abord, ceci n'est point le vin d'un méchant homme. Et puis, c'est convenu, si l'on vient, je me nomme. Ah ! Vous endiablerez, mon vieux cousin maudit ! Quoi, ce bohémien ? Ce galeux ? Ce bandit ? Ce Zafari ? Ce gueux ? Ce va-nu-pieds ? … -tout juste ! Don César De Bazan, cousin de don Salluste ! Oh ! La bonne surprise ! Et dans Madrid quel bruit ! Quand est-il revenu ? Ce matin ? Cette nuit ? Quel tumulte partout en voyant cette bombe, ce grand nom oublié qui tout à coup retombe ! Don César De Bazan ! Oui, messieurs, s'il vous plaît ! Personne n'y pensait, personne n'en parlait, il n'était donc pas mort ? Il vit, messieurs, mesdames ! Les hommes diront diable ! -oui-dà ! Diront les femmes. Doux bruit qui vous reçoit rentrant dans vos foyers, mêlé de l'aboiement de trois cents créanciers ! Quel beau rôle à jouer ! -hélas ! L'argent me manque. (Bruit à la porte)
On vient ! -sans doute on va comme un vil saltimbanque m'expulser. -c'est égal, ne fais rien à demi, César ! (Il s'enveloppe de son manteau jusqu'aux yeux. La porte du fond s'ouvre)
(Entre un laquais en livrée portant sur son dos une grosse sacoche)

Autres textes de Victor Hugo

Les Misérables - Tome I : Fantine

Le Tome 1 de "Les Misérables", intitulé "Fantine", se concentre sur plusieurs personnages clés et thèmes qui posent les fondements du récit épique de Victor Hugo. Le livre s'ouvre sur...

Les Contemplations - Au bord de l'infini

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîmeQui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cimeÉtait là, morne, immense ; et rien n’y remuait.Je me sentais perdu dans l’infini...

Les Contemplations - En marche

Et toi, son frère, sois le frère de mes fils.Cœur fier, qui du destin relèves les défis,Suis à côté de moi la voie inexorable.Que ta mère au front gris soit...

Les Contemplations - Pauca Meae

Pure innocence ! Vertu sainte !Ô les deux sommets d’ici-bas !Où croissent, sans ombre et sans crainte,Les deux palmes des deux combats !Palme du combat Ignorance !Palme du combat Vérité...

Les Contemplations - Les luttes et les rêves

Un soir, dans le chemin je vis passer un hommeVêtu d’un grand manteau comme un consul de Rome,Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux.Ce passant s’arrêta, fixant...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024