ACTE 4 - SCENE 3


DON CÉSAR (toisant le laquais de la tête aux pieds)
Qui venez-vous chercher céans, l'ami ? (à part)
Il faut beaucoup d'aplomb, le péril est extrême.

Le Laquais
Don César De Bazan.

DON CÉSAR (dégageant son visage du manteau)
Don César ! C'est moi-même ! à part. Voilà du merveilleux !

Le Laquais
Vous êtes le seigneur don César De Bazan ?

DON CÉSAR
Pardieu ! J'ai cet honneur. César ! Le vrai César ! Le seul César ! Le comte de Garo…

Le Laquais (posant sur le fauteuil la sacoche)
Daignez voir si c'est là votre compte.

DON CÉSAR (comme ébloui. à part)
De l'argent ! C'est trop fort ! Haut. Mon cher…

Le Laquais
Daignez compter. C'est la somme que j'ai l'ordre de vous porter.

DON CÉSAR (gravement)
Ah ! Fort bien ! Je comprends. (à part)
Je veux bien que le diable… - çà, ne dérangeons pas cette histoire admirable. Ceci vient fort à point. (Haut)
Vous faut-il des reçus ?

Le Laquais
Non, monseigneur.

DON CÉSAR (lui montrant la table)
Mettez cet argent là-dessus. (Le laquais obéit)
De quelle part ?

Le Laquais
Monsieur le sait bien.

DON CÉSAR
Sans nul doute. Mais…

Le Laquais
Cet argent, -voilà ce qu'il faut que j'ajoute, - vient de qui vous savez pour ce que vous savez.

DON CÉSAR (satisfait de l'explication)
Ah !

Le Laquais
Nous devons, tous deux, être fort réservés. Chut !

DON CÉSAR
Chut ! ! ! -cet argent vient… -la phrase est magnifique ! Redites-la-moi donc.

Le Laquais
Cet argent…

DON CÉSAR
Tout s'explique ! Me vient de qui je sais…

Le Laquais
Pour ce que vous savez. Nous devons…

DON CÉSAR
Tous les deux ! ! !

Le Laquais
être fort réservés.

DON CÉSAR
C'est parfaitement clair.

Le Laquais
Moi, j'obéis ; du reste je ne comprends pas.

DON CÉSAR
Bah !

Le Laquais
Mais vous comprenez !

DON CÉSAR
Peste !

Le Laquais
Il suffit.

DON CÉSAR
Je comprends et je prends, mon très cher. De l'argent qu'on reçoit, d'abord, c'est toujours clair.

Le Laquais
Chut !

DON CÉSAR
Chut ! ! ! Ne faisons pas d'indiscrétion. Diantre !

Le Laquais
Comptez, seigneur !

DON CÉSAR
Pour qui me prends-tu ? (Admirant la rondeur du sac posé sur la table)
Le beau ventre !

Le Laquais (insistant)
Mais…

DON CÉSAR
Je me fie à toi.

Le Laquais
L'or est en souverains. Bons quadruples pesant sept gros trente-six grains, ou bons doublons au marc. L'argent, en croix-maries.
(Don César ouvre la sacoche et en tire plusieurs sacs pleins d'or et d'argent, qu'il ouvre et vide sur la table avec admiration ;)
(puis il se met à puiser à pleines poignées dans les sacs d'or, et remplit ses poches de quadruples et de doublons)

DON CÉSAR (s'interrompant, avec majesté. à part)
Voici que mon roman, couronnant ses féeries, meurt amoureusement sur un gros million. (Il se met à remplir ses poches)
ô délices ! Je mords à même un galion ! Une poche pleine, (il passe à l'autre)
(Il se cherche des poches partout, et semble avoir oublié le laquais)

Le Laquais (qui le regarde avec impassibilité)
Et maintenant, j'attends vos ordres.

DON CÉSAR (se retournant)
Pour quoi faire ?

Le Laquais
Afin d'exécuter, vite et sans qu'on diffère, ce que je ne sais pas et ce que vous savez. De très grands intérêts…

DON CÉSAR (l'interrompant d'un air d'intelligence)
Oui, publics et privés ! ! !

Le Laquais
Veulent que tout cela se fasse à l'instant même. Je dis ce qu'on m'a dit de dire.

DON CÉSAR (lui frappant sur l'épaule)
Et je t'en aime, fidèle serviteur !

Le Laquais
Pour ne rien retarder, mon maître à vous me donne afin de vous aider.

DON CÉSAR
C'est agir congrûment. Faisons ce qu'il désire. (à part)
Je veux être pendu si je sais que lui dire. (Haut)(Approche, galion, et d'abord- il remplit de vin l'autre verre)
Bois-moi ça !

Le Laquais
Quoi, seigneur ? …

DON CÉSAR
Bois-moi ça !(Le laquais boit. Don César lui remplit son verre)
Du vin d'Oropesa ! (Il fait asseoir le laquais, le fait boire,)(et lui verse de nouveau vin)
Causons. (à part)
Il a déjà la prunelle allumée. (Haut et s'é tendant sur sa chaise)
L'homme, mon cher ami, n'est que de la fumée, noire, et qui sort du feu des passions. Voilà. (Il lui verse à boire)
C'est bête comme tout, ce que je te dis là. Et d'abord la fumée, au ciel bleu ramenée, se comporte autrement dans une cheminée. Elle monte gaîment, et nous dégringolons. (Il se frotte la jambe)
L'homme n'est qu'un plomb vil. (Il remplit les deux verres)
Buvons. Tous tes doublons ne valent pas le chant d'un ivrogne qui passe. (Se rapprochant d'un air mystérieux)
Vois-tu, soyons prudents. Trop chargé, l'essieu casse. Le mur sans fondement s'écroule subito. Mon cher, raccroche-moi le col de mon manteau.

DON CÉSAR (à part, effrayé)
Il sonne ! Le maître va peut-être arriver en personne. Je suis pris ! (Entre un des noirs)
(Don César, en proie à la plus vive anxiété, se retourne du côté opposé, comme ne sachant que devenir)

Le Laquais (au nègre)
Remettez l'agrafe à monseigneur.
(Le nègre s'approche gravement de don César, qui le regarde faire d'un air stupéfait, puis il rattache l'agrafe du manteau,)
(salue, et sort, laissant don César pétrifié)

DON CÉSAR (se levant de table. à part)
Je suis chez Belzébuth, ma parole d'honneur ! Il vient sur le devant et se promène à grands pas. Ma foi, laissons-nous faire, et prenons ce qui s'offre. Donc je vais remuer les écus à plein coffre. J'ai de l'argent ! Que vais-je en faire ?(Se retournant vers le laquais attablé, qui continue à boire et qui commence à chanceler sur sa chaise)
Attends, pardon ! Rêvant,(à part)
Voyons, -si je payais mes créanciers ? -fi donc ! -du moins, pour les calmer, âmes à s'aigrir promptes, si je les arrosais avec quelques acomptes ? -à quoi bon arroser ces vilaines fleurs-là ? Où diable mon esprit va-t-il chercher cela ? Rien n'est tel que l'argent pour vous corrompre un homme, et, fût-il descendant d'Annibal qui prit Rome, l' emplir jusqu'au goulot de sentiments bourgeois ! Que dirait-on ? Me voir payer ce que je dois ! Ah !

Le Laquais (vidant son verre)
Que m'ordonnez-vous ?

DON CÉSAR
Laisse-moi, je médite. Bois en m'attendant. (Le laquais se remet à boire)(Lui continue de rêver, et tout à coup se frappe le front comme ayant trouvé une idée)
Oui ! (Au laquais)
Lève-toi tout de suite. Voici ce qu'il faut faire. Emplis tes poches d'or.
(Le laquais se lève en trébuchant, et emplit d'or les poches de son justaucorps)(Don César l'y aide, tout en continuant)
Dans la ruelle, au bout de la place Mayor, entre au numéro neuf. Une maison étroite. Beau logis, si ce n'est que la fenêtre à droite a sur le cristallin une taie en papier.

Le Laquais
Maison borgne ?

DON CÉSAR
Non, louche. On peut s'estropier en montant l'escalier. Prends-y garde.

Le Laquais
Une échelle ?

DON CÉSAR (à peu près)
C'est plus roide. -en haut loge une belle facile à reconnaître, un bonnet de six sous avec de gros cheveux ébouriffés dessous, un peu courte, un peu rousse… -une femme charmante ! Sois très respectueux, mon cher, c'est mon amante. Lucinda, qui jadis, blonde à l'œil indigo, chez le pape, le soir, dansait le fandango. Compte-lui cent ducats en mon nom. -dans un bouge à côté, tu verras un gros diable au nez rouge, coiffé jusqu'aux sourcils d'un vieux feutre fané où pend tragiquement un plumeau consterné, la rapière à l'échine et la loque à l'épaule. Donne de notre part six piastres à ce drôle. - plus loin, tu trouveras un trou noir comme un four, un cabaret qui chante au coin d'un carrefour. Sur le seuil boit et fume un vivant qui le hante. C'est un homme fort doux et de vie élégante, un seigneur dont jamais un juron ne tomba, et mon ami de cœur, nommé Goulatromba. -trente écus ! -et dis-lui, pour toutes patenôtres, qu'il les boive bien vite et qu'il en aura d'autres. Donne à tous ces faquins ton argent le plus rond, et ne t'ébahis pas des yeux qu'ils ouvriront.

Le Laquais
Après ?

DON CÉSAR
Garde le reste. Et pour dernier chapitre…

Le Laquais
Qu'ordonne monseigneur ?

DON CÉSAR
Va te soûler, bélître ! Casse beaucoup de pots et fais beaucoup de bruit, et ne rentre chez toi que demain-dans la nuit.

Le Laquais
Suffit, mon prince. (Il se dirige vers la porte en faisant des zigzags)

DON CÉSAR (le regardant marcher. à part)
Il est effroyablement (ivre ! Le rappelant. L'autre se rapproche)
Ah ! … -quand tu sortiras, les oisifs vont te suivre. Fais par ta contenance honneur à la boisson. Sache te comporter d'une noble façon. S'il tombe par hasard des écus de tes chausses, laisse tomber, -et si des essayeurs de sauces, des clercs, des écoliers, des gueux qu'on voit passer, les ramassent, -mon cher, laisse-les ramasser. Ne sois pas un mortel de trop farouche approche. Si même ils en prenaient quelques-uns dans ta poche, sois indulgent. Ce sont des hommes comme nous. Et puis il faut, vois-tu, c'est une loi pour tous, dans ce monde, rempli de sombres aventures, donner parfois un peu de joie aux créatures. (Avec mélancolie)
Tous ces gens-là seront peut-être un jour pendus ! Ayons donc les égards pour eux qui leur sont dus ! -va-t'en. (Le laquais sort)(Resté seul, don César se rassied, s'accoude sur la table, et paraît plongé dans de profondes réflexions)
C'est le devoir du chrétien et du sage, quand il a de l'argent, d'en faire un bon usage. J'ai de quoi vivre au moins huit jours ! Je les vivrai. Et, s'il me reste un peu d'argent, je l'emploierai à des fondations pieuses. Mais je n'ose m'y fier, car on va me reprendre la chose. C'est méprise sans doute, et ce mal-adressé aura mal entendu, j'aurai mal prononcé… (la porte du fond se rouvre)
(Entre une duègne, vieille, cheveux gris ; basquine et mantille noires, éventail)

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