ACTE III - SCÈNE III


RODOGUNE
Quoi ? Je pourrais descendre à ce lâche artifice
D'aller de mes amants mendier le service,
Et sous l'indigne appas d'un coup d'oeil affété,
J'irais jusqu'en leurs coeurs chercher ma sûreté !
Celles de ma naissance ont horreur des bassesses :
Leur sang tout généreux hait ces molles adresses.
Quel que soit le secours qu'ils me puissent offrir,
Je croirai faire assez de le daigner souffrir :
Je verrai leur amour, j'éprouverai sa force,
Sans flatter leurs désirs, sans leur jeter d'amorce ;
Et s'il est assez fort pour me servir d'appui,
Je le ferai régner, mais en régnant sur lui.
Sentiments étouffés de colère et de haine,
Rallumez vos flambeaux à celles de la reine,
Et d'un oubli contraint rompez la dure loi,
Pour rendre enfin justice aux mânes d'un grand roi ;
Rapportez à mes yeux son image sanglante,
D'amour et de fureur encore étincelante,
Telle que je le vis, quand tout percé de coups
Il me cria : "Vengeance ! Adieu : je meurs pour vous ! "
Chère ombre, hélas ! Bien loin de l'avoir poursuivie,
J'allais baiser la main qui t'arracha la vie,
Rendre un respect de fille à qui versa ton sang ;
Mais pardonne aux devoirs que m'impose mon rang :
Plus la haute naissance approche des couronnes,
Plus cette grandeur même asservit nos personnes ;
Nous n'avons point de coeur pour aimer ni haïr :
Toutes nos passions ne savent qu'obéir.
Après avoir armé pour venger cet outrage,
D'une paix mal conçue on m'a faite le gage ;
Et moi, fermant les yeux sur ce noir attentat,
Je suivais mon destin en victime d'état.
Mais aujourd'hui qu'on voit cette main parricide,
Des restes de ta vie insolemment avide,
Vouloir encore percer ce sein infortuné,
Pour y chercher le coeur que tu m'avais donné,
De la paix qu'elle rompt je ne suis plus le gage :
Je brise avec honneur mon illustre esclavage ;
J'ose reprendre un coeur pour aimer et haïr,
Et ce n'est plus qu'à toi que je veux obéir.
Le consentiras-tu, cet effort sur ma flamme,
Toi, son vivant portrait, que j'adore dans l'âme,
Cher prince, dont je n'ose en mes plus doux souhaits
Fier encore le nom aux murs de ce palais ?
Je sais quelles seront tes douleurs et tes craintes :
Je vois déjà tes maux, j'entends déjà tes plaintes ;
Mais pardonne aux devoirs qu'exige enfin un roi
À qui tu dois le jour qu'il a perdu pour moi.
J'aurai mêmes douleurs, j'aurai mêmes alarmes ;
S'il t'en coûte un soupir, j'en verserai des larmes.
Mais, dieux ! Que je me trouble en les voyant tous deux !
Amour, qui me confonds, cache du moins tes feux ;
Et content de mon coeur dont je te fais le maître,
Dans mes regards surpris garde-toi de paraître.

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