ACTE IV - SCÈNE PREMIÈRE



Antiochus, Rodogune.

RODOGUNE
Prince, qu'ai-je entendu ? Parce que je soupire,
Vous présumez que j'aime, et vous m'osez le dire !
Est-ce un frère, est-ce vous dont la témérité
S'imagine…

ANTIOCHUS
Apaisez ce courage irrité,
Princesse ; aucun de nous ne serait téméraire
Jusqu'à s'imaginer qu'il eût l'heur de vous plaire :
Je vois votre mérite et le peu que je vaux,
Et ce rival si cher connaît mieux ses défauts.
Mais si tantôt ce coeur parlait par votre bouche,
Il veut que nous croyions qu'un peu d'amour le touche,
Et qu'il daigne écouter quelques-uns de nos voeux,
Puisqu'il tient à bonheur d'être à l'un de nous deux.
Si c'est présomption de croire ce miracle,
C'est une impiété de douter de l'oracle,
Et mériter les maux où vous nous condamnez,
Qu'éteindre un bel espoir que vous nous ordonnez.
Princesse, au nom des dieux, au nom de cette flamme…

RODOGUNE
Un mot ne fait pas voir jusques au fond d'une âme ;
Et votre espoir trop prompt prend trop de vanité
Des termes obligeants de ma civilité.
Je l'ai dit, il est vrai ; mais quoi qu'il en puisse être,
Méritez cet amour que vous voulez connaître.
Lorsque j'ai soupiré, ce n'était pas pour vous ;
J'ai donné ces soupirs aux mânes d'un époux ;
Et ce sont les effets du souvenir fidèle
Que sa mort à toute heure en mon âme rappelle.
Princes, soyez ses fils, et prenez son parti.

ANTIOCHUS
Recevez donc son coeur en nous deux réparti ;
Ce coeur qu'un saint amour rangea sous votre empire,
Ce coeur pour qui le vôtre à tous moments soupire,
Ce coeur, en vous aimant indignement percé,
Reprend pour vous aimer le sang qu'il a versé ;
Il le reprend en nous, il revit, il vous aime,
Et montre, en vous aimant, qu'il est encore le même.
Ah ! Princesse, en l'état où le sort nous a mis,
Pouvons-nous mieux montrer que nous sommes ses fils ?

RODOGUNE
Si c'est son coeur en vous qui revit et qui m'aime,
Faites ce qu'il ferait s'il vivait en lui-même ;
À ce coeur qu'il vous laisse osez prêter un bras :
Pouvez-vous le porter et ne l'écouter pas ?
S'il vous explique mal ce qu'il en doit attendre,
Il emprunte ma voix pour se mieux faire entendre.
Une seconde fois il vous le dit par moi :
Prince, il faut le venger.

ANTIOCHUS
J'accepte cette loi.
Nommez les assassins, et j'y cours.

RODOGUNE
Quel mystère
Vous fait, en l'acceptant, méconnaître une mère ?

ANTIOCHUS
Ah ! Si vous ne voulez voir finir nos destins,
Nommez d'autres vengeurs ou d'autres assassins.

RODOGUNE
Ah ! Je vois trop régner son parti dans votre âme :
Prince, vous le prenez.

ANTIOCHUS
Oui, je le prends, madame ;
Et j'apporte à vos pieds le plus pur de son sang,
Que la nature enferme en ce malheureux flanc.
Satisfaites vous-mêmes à cette voix secrète
Dont la vôtre envers nous daigne être l'interprète :
Exécutez son ordre, et hâtez-vous sur moi
De punir une reine et de venger un roi ;
Mais quitte par ma mort d'un devoir si sévère,
écoutez-en un autre en faveur de mon frère.
De deux princes unis à soupirer pour vous
Prenez l'un pour victime et l'autre pour époux ;
Punissez un des fils des crimes de la mère,
Mais payez l'autre aussi des services du père,
Et laissez un exemple à la postérité
Et de rigueur entière et d'entière équité.
Quoi ? N'écouterez-vous ni l'amour ni la haine ?
Ne pourrai-je obtenir ni salaire ni peine ?
Ce coeur qui vous adore et que vous dédaignez…

RODOGUNE
Hélas ! Prince.

ANTIOCHUS
Est-ce encor le roi que vous plaignez ?
Ce soupir ne va-t-il que vers l'ombre d'un père ?

RODOGUNE
Allez, ou pour le moins rappelez votre frère :
Le combat pour mon âme était moins dangereux
Lorsque je vous avais à combattre tous deux :
Vous êtes plus fort seul que vous n'étiez ensemble ;
Je vous bravais tantôt, et maintenant je tremble.
J'aime ; n'abusez pas, prince, de mon secret :
Au milieu de ma haine il m'échappe à regret ;
Mais enfin il m'échappe, et cette retenue
Ne peut plus soutenir l'effort de votre vue :
Oui, j'aime un de vous deux malgré ce grand courroux,
Et ce dernier soupir dit assez que c'est vous.
Un rigoureux devoir à cet amour s'oppose :
Ne m'en accusez point, vous en êtes la cause ;
Vous l'avez fait renaître en me pressant d'un choix
Qui rompt de vos traités les favorables lois.
D'un père mort pour moi voyez le sort étrange :
Si vous me laissez libre, il faut que je le venge ;
Et mes feux dans mon âme ont beau s'en mutiner,
Ce n'est qu'à ce prix seul que je puis me donner ;
Mais ce n'est pas de vous qu'il faut que je l'attende ;
Votre refus est juste autant que ma demande :
À force de respect votre amour s'est trahi.
Je voudrais vous haïr s'il m'avait obéi ;
Et je n'estime pas l'honneur d'une vengeance
Jusqu'à vouloir d'un crime être la récompense.
Rentrons donc sous les lois que m'impose la paix,
Puisque m'en affranchir c'est vous perdre à jamais.
Prince, en votre faveur je ne puis davantage :
L'orgueil de ma naissance enfle encore mon courage,
Et quelque grand pouvoir que l'amour ait sur moi,
Je n'oublierai jamais que je me dois un roi.
Oui, malgré mon amour, j'attendrai d'une mère
Que le trône me donne ou vous ou votre frère.
Attendant son secret vous aurez mes désirs,
Et s'il le fait régner, vous aurez mes soupirs :
C'est tout ce qu'à mes feux ma gloire peut permettre,
Et tout ce qu'à vos feux les miens osent promettre.

ANTIOCHUS
Que voudrais-je de plus ? Son bonheur est le mien.
Rendez heureux ce frère, et je ne perdrai rien :
L'amitié le consent, si l'amour l'appréhende ;
Je bénirai le ciel d'une perte si grande ;
Et quittant les douceurs de cet espoir flottant,
Je mourrai de douleur, mais je mourrai content.

RODOGUNE
Et moi, si mon destin entre ses mains me livre,
Pour un autre que vous s'il m'ordonne de vivre,
Mon amour… Mais adieu : mon esprit se confond.
Prince, si votre flamme à la mienne répond,
Si vous n'êtes ingrat à ce coeur qui vous aime,
Ne me revoyez point qu'avec le diadème.

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