ACTE I - SCÈNE V



Rodogune, Laonice.

RODOGUNE
Je ne sais quel malheur aujourd'hui me menace,
Et coule dans ma joie une secrète glace :
Je tremble, Laonice, et te voulais parler,
Ou pour chasser ma crainte ou pour m'en consoler.

LAONICE
Quoi ? Madame, en ce jour pour vous si plein de gloire ?

RODOGUNE
Ce jour m'en promet tant que j'ai peine à tout croire :
La fortune me traite avec trop de respect,
Et le trône et l'hymen, tout me devient suspect.
L'hymen semble à mes yeux cacher quelque supplice,
Le trône sous mes pas creuser un précipice ;
Je vois de nouveaux fers après les miens brisés,
Et je prends tous ces biens pour des maux déguisés :
En un mot, je crains tout de l'esprit de la reine.

LAONICE
La paix qu'elle a jurée en a calmé la haine.

RODOGUNE
La haine entre les grands se calme rarement :
La paix souvent n'y sert que d'un amusement ;
Et dans l'état où j'entre, à te parler sans feinte,
Elle a lieu de me craindre, et je crains cette crainte.
Non qu'enfin je ne donne au bien des deux états
Ce que j'ai dû de haine à de tels attentats :
J'oublie, et pleinement, toute mon aventure ;
Mais une grande offense est de cette nature,
Que toujours son auteur impute à l'offensé
Un vif ressentiment dont il le croit blessé ;
Et quoiqu'en apparence on les réconcilie,
Il le craint, il le hait, et jamais ne s'y fie ;
Et toujours alarmé de cette illusion,
Sitôt qu'il peut le perdre, il prend l'occasion :
Telle est pour moi la reine.

LAONICE
Ah ! Madame, je jure
Que par ce faux soupçon vous lui faites injure :
Vous devez oublier un désespoir jaloux
Où força son courage un infidèle époux.
Si teinte de son sang et toute furieuse
Elle vous traita lors en rivale odieuse,
L'impétuosité d'un premier mouvement
Engageait sa vengeance à ce dur traitement ;
Il fallait un prétexte à vaincre sa colère,
Il y fallait du temps ; et pour ne vous rien taire,
Quand je me dispensais à lui mal obéir,
Quand en votre faveur je semblais la trahir,
Peut-être qu'en son coeur plus douce et repentie
Elle en dissimulait la meilleure partie ;
Que se voyant tromper elle fermait les yeux,
Et qu'un peu de pitié la satisfaisait mieux.
À présent que l'amour succède à la colère,
Elle ne vous voit plus qu'avec des yeux de mère ;
Et si de cet amour je la voyais sortir,
Je jure de nouveau de vous en avertir :
Vous savez comme quoi je vous suis toute acquise.
Le roi souffrirait-il d'ailleurs quelque surprise ?

RODOGUNE
Qui que ce soit des deux qu'on couronne aujourd'hui,
Elle sera sa mère, et pourra tout sur lui.

LAONICE
Qui que ce soit des deux, je sais qu'il vous adore :
Connaissant leur amour, pouvez-vous craindre encore ?

RODOGUNE
Oui, je crains leur hymen, et d'être à l'un des deux.

LAONICE
Quoi ? Sont-ils des sujets indignes de vos feux ?

RODOGUNE
Comme ils ont même sang avec pareil mérite,
Un avantage égal pour eux me sollicite ;
Mais il est malaisé, dans cette égalité,
Qu'un esprit combattu ne penche d'un côté.
Il est des noeuds secrets, il est des sympathies
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S'attachent l'une à l'autre et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.
C'est par là que l'un d'eux obtient la préférence :
Je crois voir l'autre encore avec indifférence ;
Mais cette indifférence est une aversion
Lorsque je la compare avec ma passion.
étrange effet d'amour ! Incroyable chimère !
Je voudrais être à lui si je n'aimais son frère ;
Et le plus grand des maux toutefois que je crains,
C'est que mon triste sort me livre entre ses mains.

LAONICE
Ne pourrai-je servir une si belle flamme ?

RODOGUNE
Ne crois pas en tirer le secret de mon âme :
Quelque époux que le ciel veuille me destiner,
C'est à lui pleinement que je veux me donner.
De celui que je crains si je suis le partage,
Je saurai l'accepter avec même visage ;
L'hymen me le rendra précieux à son tour,
Et le devoir fera ce qu'aurait fait l'amour,
Sans crainte qu'on reproche à mon humeur forcée
Qu'un autre qu'un mari règne sur ma pensée.

LAONICE
Vous craignez que ma foi vous l'ose reprocher ?

RODOGUNE
Que ne puis-je à moi-même aussi bien le cacher !

LAONICE
Quoi que vous me cachiez, aisément je devine ;
Et pour vous dire enfin ce que je m'imagine,
Le prince…

RODOGUNE
Garde-toi de nommer mon vainqueur :
Ma rougeur trahirait les secrets de mon coeur,
Et je te voudrais mal de cette violence
Que ta dextérité ferait à mon silence ;
Même de peur qu'un mot par hasard échappé
Te fasse voir ce coeur et quels traits l'ont frappé,
Je romps un entretien dont la suite me blesse.
Adieu ; mais souviens-toi que c'est sur ta promesse
Que mon esprit reprend quelque tranquillité.

LAONICE
Madame, assurez-vous sur ma fidélité.

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