ACTE IV - SCÈNE III



Cléopâtre, Antiochus, Laonice.

CLÉOPÂTRE
Eh bien ! Antiochus, vous dois-je la couronne ?

ANTIOCHUS
Madame, vous savez si le ciel me la donne.

CLÉOPÂTRE
Vous savez mieux que moi si vous la méritez.

ANTIOCHUS
Je sais que je péris si vous ne m'écoutez.

CLÉOPÂTRE
Un peu trop lent peut-être à servir ma colère,
Vous vous êtes laissé prévenir par un frère ?
Il a su me venger quand vous délibériez,
Et je dois à son bras ce que vous espériez ?
Je vous en plains, mon fils, ce malheur est extrême :
C'est périr en effet que perdre un diadème.
Je n'y sais qu'un remède ; encore est-il fâcheux,
étonnant, incertain, et triste pour tous deux ;
Je périrai moi-même avant que de le dire ;
Mais enfin on perd tout quand on perd un empire.

ANTIOCHUS
Le remède à nos maux est tout en votre main,
Et n'a rien de fâcheux, d'étonnant, d'incertain ;
Votre seule colère a fait notre infortune.
Nous perdons tout, madame, en perdant Rodogune :
Nous l'adorons tous deux ; jugez en quels tourments
Nous jette la rigueur de vos commandements.
L'aveu de cet amour sans doute vous offense ;
Mais enfin nos malheurs croissent par le silence,
Et votre coeur, qu'aveugle un peu d'inimitié,
S'il ignore nos maux, n'en peut prendre pitié :
Au point où je les vois, c'en est le seul remède.

CLÉOPÂTRE
Quelle aveugle fureur vous-même vous possède ?
Avez-vous oublié que vous parlez à moi ?
Ou si vous présumez être déjà mon roi ?

ANTIOCHUS
Je tâche avec respect à vous faire connaître
Les forces d'un amour que vous avez fait naître.

CLÉOPÂTRE
Moi, j'aurais allumé cet insolent amour ?

ANTIOCHUS
Et quel autre prétexte a fait notre retour ?
Nous avez-vous mandés qu'afin qu'un droit d'aînesse
Donnât à l'un de nous le trône et la princesse ?
Vous avez bien fait plus, vous nous l'avez fait voir,
Et c'était par vos mains nous mettre en son pouvoir.
Qui de nous deux, madame, eût osé s'en défendre,
Quand vous nous ordonniez à tous deux d'y prétendre ?
Si sa beauté dès lors n'eût allumé nos feux,
Le devoir auprès d'elle eût attaché nos voeux ;
Le désir de régner eût fait la même chose ;
Et dans l'ordre des lois que la paix nous impose,
Nous devions aspirer à sa possession
Par amour, par devoir, ou par ambition.
Nous avons donc aimé, nous avons cru vous plaire :
Chacun de nous n'a craint que le bonheur d'un frère ;
Et cette crainte enfin cédant à l'amitié,
J'implore pour tous deux un moment de pitié.
Avons-nous dû prévoir cette haine cachée,
Que la foi des traités n'avait point arrachée ?

CLÉOPÂTRE
Non ; mais vous avez dû garder le souvenir
Des hontes que pour vous j'avais su prévenir,
Et de l'indigne état où votre Rodogune,
Sans moi, sans mon courage, eût mis votre fortune.
Je croyais que vos coeurs, sensibles à ces coups,
En sauraient conserver un généreux courroux ;
Et je le retenais avec ma douceur feinte,
Afin que grossissant sous un peu de contrainte,
Ce torrent de colère et de ressentiment
Fût plus impétueux en son débordement.
Je fais plus maintenant : je presse, sollicite,
Je commande, menace, et rien ne vous irrite.
Le sceptre, dont ma main vous doit récompenser,
N'a point de quoi vous faire un moment balancer :
Vous ne considérez ni lui ni mon injure ;
L'amour étouffe en vous la voix de la nature :
Et je pourrais aimer des fils dénaturés !

ANTIOCHUS
La nature et l'amour ont leurs droits séparés ;
L'un n'ôte point à l'autre une âme qu'il possède.

CLÉOPÂTRE
Non, non, où l'amour règne il faut que l'autre cède.

ANTIOCHUS
Leurs charmes à nos coeurs sont également doux.
Nous périrons tous deux s'il faut périr pour vous ;
Mais aussi…

CLÉOPÂTRE
Poursuivez, fils ingrat et rebelle.

ANTIOCHUS
Nous périrons tous deux s'il faut périr pour elle.

CLÉOPÂTRE
Périssez, périssez : votre rébellion
Mérite plus d'horreur que de compassion.
Mes yeux sauront le voir sans verser une larme,
Sans regarder en vous que l'objet qui vous charme ;
Et je triompherai, voyant périr mes fils,
De ses adorateurs et de mes ennemis.

ANTIOCHUS
Eh bien ! Triomphez-en, que rien ne vous retienne :
Votre main tremble-t-elle ? Y voulez-vous la mienne ?
Madame, commandez, je suis prêt d'obéir :
Je percerai ce coeur qui vous ose trahir ;
Heureux si par ma mort je puis vous satisfaire,
Et noyer dans mon sang toute votre colère !
Mais si la dureté de votre aversion
Nomme encore notre amour une rébellion,
Du moins souvenez-vous qu'elle n'a pris pour armes
Que de faibles soupirs et d'impuissantes larmes.

CLÉOPÂTRE
Ah ! Que n'a-t-elle pris et la flamme et le fer !
Que bien plus aisément j'en saurais triompher !
Vos larmes dans mon coeur ont trop d'intelligence ;
Elles ont presque éteint cette ardeur de vengeance.
Je ne puis refuser des soupirs à vos pleurs ;
Je sens que je suis mère auprès de vos douleurs.
C'en est fait, je me rends, et ma colère expire :
Rodogune est à vous aussi bien que l'empire.
Rendez grâces aux dieux qui vous ont fait l'aîné :
Possédez-la, régnez.

ANTIOCHUS
Oh ! Moment fortuné !
Oh ! Trop heureuse fin de l'excès de ma peine !
Je rends grâces aux dieux qui calment votre haine ;
Madame, est-il possible ?

CLÉOPÂTRE
En vain j'ai résisté,
La nature est trop forte, et mon coeur s'est dompté.
Je ne vous dis plus rien, vous aimez votre mère,
Et votre amour pour moi taira ce qu'il faut taire.

ANTIOCHUS
Quoi ? Je triomphe donc sur le point de périr !
La main qui me blessait a daigné me guérir !

CLÉOPÂTRE
Oui, je veux couronner une flamme si belle.
Allez à la princesse en porter la nouvelle ;
Son coeur, comme le vôtre, en deviendra charmé :
Vous n'aimeriez pas tant si vous n'étiez aimé.

ANTIOCHUS
Heureux Antiochus ! Heureuse Rodogune !
Oui, madame, entre nous la joie en est commune.

CLÉOPÂTRE
Allez donc ; ce qu'ici vous perdez de moments
Sont autant de larcins à vos contentements
Et ce soir, destiné pour la cérémonie,
Fera voir pleinement si ma haine est finie.

ANTIOCHUS
Et nous vous ferons voir tous nos désirs bornés
À vous donner en nous des sujets couronnés.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024