ACTE III - SCÈNE V



Antiochus, Séleucus.

ANTIOCHUS
Hélas ! C'est donc ainsi qu'on traite
Les plus profonds respects d'une amour si parfaite !

SÉLEUCUS
Elle nous fuit, mon frère, après cette rigueur.

ANTIOCHUS
Elle fuit, mais en Parthe, en nous perçant le coeur.

SÉLEUCUS
Que le ciel est injuste ! Une âme si cruelle
Méritait notre mère, et devait naître d'elle.

ANTIOCHUS
Plaignons-nous sans blasphème.

SÉLEUCUS
Ah ! Que vous me gênez
Par cette retenue où vous vous obstinez !
Faut-il encore régner ? Faut-il l'aimer encore ?

ANTIOCHUS
Il faut plus de respect pour celle qu'on adore.

SÉLEUCUS
C'est ou d'elle ou du trône être ardemment épris,
Que vouloir ou l'aimer ou régner à ce prix.

ANTIOCHUS
C'est et d'elle et de lui tenir bien peu de compte,
Que faire une révolte et si pleine et si prompte.

SÉLEUCUS
Lorsque l'obéissance a tant d'impiété,
La révolte devient une nécessité.

ANTIOCHUS
La révolte, mon frère, est bien précipitée,
Quand la loi qu'elle rompt peut être rétractée ;
Et c'est à nos désirs trop de témérité
De vouloir de tels biens avec facilité :
Le ciel par les travaux veut qu'on monte à la gloire ;
Pour gagner un triomphe il faut une victoire.
Mais que je tâche en vain de flatter nos tourments !
Nos malheurs sont plus forts que ces déguisements.
Leur excès à mes yeux paraît un noir abîme
Où la haine s'apprête à couronner le crime,
Où la gloire est sans nom, la vertu sans honneur,
Où sans un parricide il n'est point de bonheur ;
Et voyant de ces maux l'épouvantable image,
Je me sens affaiblir quand je vous encourage :
Je frémis, je chancelle, et mon coeur abattu
Suit tantôt sa douleur, et tantôt sa vertu.
Mon frère, pardonnez à des discours sans suite,
Qui font trop voir le trouble où mon âme est réduite.

SÉLEUCUS
J'en ferais comme vous, si mon esprit troublé
Ne secouait le joug dont il est accablé.
Dans mon ambition, dans l'ardeur de ma flamme,
Je vois ce qu'est un trône, et ce qu'est une femme ;
Et jugeant par leur prix de leur possession,
J'éteins enfin ma flamme et mon ambition ;
Et je vous céderais l'un et l'autre avec joie,
Si dans la liberté que le ciel me renvoie,
La crainte de vous faire un funeste présent
Ne me jetait dans l'âme un remords trop cuisant.
Dérobons-nous, mon frère, à ces âmes cruelles,
Et laissons-les sans nous achever leurs querelles.

ANTIOCHUS
Comme j'aime beaucoup, j'espère encore un peu :
L'espoir ne peut s'éteindre où brûle tant de feu ;
Et son reste confus me rend quelques lumières
Pour juger mieux que vous de ces âmes si fières.
Croyez-moi, l'une et l'autre a redouté nos pleurs :
Leur fuite à nos soupirs a dérobé leurs coeurs ;
Et si tantôt leur haine eût attendu nos larmes,
Leur haine à nos douleurs aurait rendu les armes.

SÉLEUCUS
Pleurez donc à leurs yeux, gémissez, soupirez,
Et je craindrai pour vous ce que vous espérez.
Quoi qu'en votre faveur vos pleurs obtiennent d'elles,
Il vous faudra parer leurs haines mutuelles ;
Sauver l'une de l'autre ; et peut-être leurs coups,
Vous trouvant au milieu, ne perceront que vous :
C'est ce qu'il faut pleurer. Ni maîtresse ni mère
N'ont plus de choix ici ni de lois à nous faire :
Quoi que leur rage exige ou de vous ou de moi,
Rodogune est à vous, puisque je vous fais roi.
Épargnez vos soupirs près de l'une et de l'autre.
J'ai trouvé mon bonheur, saisissez-vous du vôtre :
Je n'en suis point jaloux ; et ma triste amitié
Ne le verra jamais que d'un oeil de pitié.

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