ACTE II - SCÈNE IV



Séleucus, Antiochus.

SÉLEUCUS
Est-il une constance à l'épreuve du foudre
Dont ce cruel arrêt met notre espoir en poudre ?

ANTIOCHUS
Est-il un coup de foudre à comparer aux coups
Que ce cruel arrêt vient de lancer sur nous ?

SÉLEUCUS
Ô haines, ô fureurs dignes d'une mégère !
Ô femme, que je n'ose appeler encore mère !
Après que tes forfaits ont régné pleinement,
Ne saurais-tu souffrir qu'on règne innocemment ?
Quels attraits penses-tu qu'ait pour nous la couronne,
S'il faut qu'un crime égal par ta main nous la donne ?
Et de quelles horreurs nous doit-elle combler,
Si pour monter au trône il faut te ressembler ?

ANTIOCHUS
Gardons plus de respect aux droits de la nature,
Et n'imputons qu'au sort notre triste aventure :
Nous le nommions cruel, mais il nous était doux
Quand il ne nous donnait à combattre que nous.
Confidents tout ensemble et rivaux l'un de l'autre,
Nous ne concevions point de mal pareil au nôtre ;
Cependant à nous voir l'un de l'autre rivaux,
Nous ne concevions pas la moitié de nos maux.

SÉLEUCUS
Une douleur si sage et si respectueuse,
Ou n'est guère sensible ou guère impétueuse ;
Et c'est en de tels maux avoir l'esprit bien fort
D'en connaître la cause et l'imputer au sort.
Pour moi, je sens les miens avec plus de faiblesse :
Plus leur cause m'est chère, et plus l'effet m'en blesse ;
Non que pour m'en venger j'ose entreprendre rien :
Je donnerais encore tout mon sang pour le sien.
Je sais ce que je dois ; mais dans cette contrainte,
Si je retiens mon bras, je laisse aller ma plainte ;
Et j'estime qu'au point qu'elle nous a blessés,
Qui ne fait que s'en plaindre a du respect assez.
Voyez-vous bien quel est le ministère infâme
Qu'ose exiger de nous la haine d'une femme ?
Voyez-vous qu'aspirant à des crimes nouveaux,
De deux princes ses fils elle fait ses bourreaux ?
Si vous pouvez le voir, pouvez-vous vous en taire ?

ANTIOCHUS
Je vois bien plus encor : je vois qu'elle est ma mère ;
Et plus je vois son crime indigne de ce rang,
Plus je lui vois souiller la source de mon sang.
J'en sens de ma douleur croître la violence ;
Mais ma confusion m'impose le silence,
Lorsque dans ses forfaits sur nos fronts imprimés
Je vois les traits honteux dont nous sommes formés.
Je tâche à cet objet d'être aveugle ou stupide :
J'ose me déguiser jusqu'à son parricide ;
Je me cache à moi-même un excès de malheur
Où notre ignominie égale ma douleur ;
Et détournant les yeux d'une mère cruelle,
J'impute tout au sort qui m'a fait naître d'elle.
Je conserve pourtant encore un peu d'espoir :
Elle est mère, et le sang a beaucoup de pouvoir ;
Et le sort l'eût-il faite encore plus inhumaine,
Une larme d'un fils peut amollir sa haine.

SÉLEUCUS
Ah ! Mon frère, l'amour n'est guère véhément
Pour des fils élevés dans un bannissement,
Et qu'ayant fait nourrir presque dans l'esclavage
Elle n'a rappelés que pour servir sa rage.
De ses pleurs tant vantés je découvre le fard :
Nous avons en son coeur vous et moi peu de part ;
Elle fait bien sonner ce grand amour de mère,
Mais elle seule enfin s'aime et se considère ;
Et quoi que nous étale un langage si doux,
Elle a tout fait pour elle, et n'a rien fait pour nous.
Ce n'est qu'un faux amour que la haine domine :
Nous ayant embrassés, elle nous assassine,
En veut au cher objet dont nous sommes épris,
Nous demande son sang, met le trône à ce prix.
Ce n'est plus de sa main qu'il nous le faut attendre :
Il est, il est à nous, si nous osons le prendre.
Notre révolte ici n'a rien que d'innocent :
Il est à l'un de nous, si l'autre le consent ;
Régnons, et son courroux ne sera que faiblesse :
C'est l'unique moyen de sauver la princesse.
Allons la voir, mon frère, et demeurons unis :
C'est l'unique moyen de voir nos maux finis.
Je forme un beau dessein, que son amour m'inspire ;
Mais il faut qu'avec lui notre union conspire :
Notre amour, aujourd'hui si digne de pitié,
Ne saurait triompher que par notre amitié.

ANTIOCHUS
Cet avertissement marque une défiance
Que la mienne pour vous souffre avec patience.
Allons, et soyez sûr que même le trépas
Ne peut rompre des noeuds que l'amour ne rompt pas.

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