ACTE V - SCÈNE IV



Cléopâtre, Antiochus, Rodogune, Oronte,
Timagène, Léonice, troupe.

TIMAGÈNE
Ah ! Seigneur.

CLÉOPÂTRE
Timagène,
Quelle est votre insolence ?

TIMAGÈNE
Ah ! Madame.

ANTIOCHUS
Parlez.

TIMAGÈNE
Souffrez pour un moment que mes sens rappelés…

ANTIOCHUS
Qu'est-il donc arrivé ?

TIMAGÈNE
Le prince votre frère…

ANTIOCHUS
Quoi ? Se voudrait-il rendre à mon bonheur contraire ?

TIMAGÈNE
L'ayant cherché longtemps afin de divertir
L'ennui que de sa perte il pouvait ressentir,
Je l'ai trouvé, seigneur, au bout de cette allée,
Où la clarté du ciel semble toujours voilée.
Sur un lit de gazon, de faiblesse étendu,
Il semblait déplorer ce qu'il avait perdu :
Son âme à ce penser paraissait attachée ;
Sa tête sur un bras languissamment penchée,
Immobile et rêveur, en malheureux amant…

ANTIOCHUS
Enfin, que faisait-il ? Achevez promptement.

TIMAGÈNE
D'une profonde plaie en l'estomac ouverte,
Son sang à gros bouillons sur cette couche verte…

CLÉOPÂTRE
Il est mort ?

TIMAGÈNE
Oui, madame.

CLÉOPÂTRE
Ah ! Destins ennemis,
Qui m'enviez le bien que je m'étais promis,
Voilà le coup fatal que je craignais dans l'âme,
Voilà le désespoir où l'a réduit sa flamme.
Pour vivre en vous perdant il avait trop d'amour,
Madame, et de sa main il s'est privé du jour.

TIMAGÈNE (à Cléopâtre)
Madame, il a parlé : sa main est innocente.

CLÉOPÂTRE (à Timagène)
La tienne est donc coupable, et ta rage insolente,
Par une lâcheté qu'on ne peut égaler,
L'ayant assassiné, le fait encore parler !

ANTIOCHUS
Timagène, souffrez la douleur d'une mère,
Et les premiers soupçons d'une aveugle colère.
Comme ce coup fatal n'a point d'autres témoins,
J'en ferais autant qu'elle, à vous connaître moins.
Mais que vous a-t-il dit ? Achevez, je vous prie.

TIMAGÈNE
Surpris d'un tel spectacle, à l'instant je m'écrie ;
Et soudain à mes cris, ce prince, en soupirant,
Avec assez de peine entrouvre un oeil mourant ;
Et ce reste égaré de lumière incertaine
Lui peignant son cher frère au lieu de Timagène,
Rempli de votre idée, il m'adresse pour vous
Ces mots où l'amitié règne sur le courroux :
"Une main qui nous fut bien chère
Venge ainsi le refus d'un coup trop inhumain.
Régnez ; et surtout, mon cher frère,
Gardez-vous de la même main.
C'est… " la Parque à ce mot lui coupe la parole ;
Sa lumière s'éteint, et son âme s'envole ;
Et moi, tout effrayé d'un si tragique sort,
J'accours pour vous en faire un funeste rapport.

ANTIOCHUS
Rapport vraiment funeste, et sort vraiment tragique,
Qui va changer en pleurs l'allégresse publique.
Ô frère, plus aimé que la clarté du jour,
Ô rival, aussi cher que m'était mon amour,
Je te perds, et je trouve en ma douleur extrême
Un malheur dans ta mort plus grand que ta mort même.
Oh ! De ses derniers mots fatale obscurité !
En quel gouffre d'horreurs m'as-tu précipité ?
Quand j'y pense chercher la main qui l'assassine,
Je m'impute à forfait tout ce que j'imagine ;
Mais aux marques enfin que tu m'en viens donner,
Fatale obscurité, qui dois-je en soupçonner ?
"Une main qui nous fut bien chère ! "
Madame, est-ce la vôtre, ou celle de ma mère ?
Vous vouliez toutes deux un coup trop inhumain ;
Nous vous avons tous deux refusé notre main :
Qui de vous s'est vengée ? Est-ce l'une, est-ce l'autre
Qui fait agir la sienne au refus de la nôtre ?
Est-ce vous qu'en coupable il me faut regarder ?
Est-ce vous désormais dont je me dois garder ?

CLÉOPÂTRE
Quoi ? Vous me soupçonnez ?

RODOGUNE
Quoi ? Je vous suis suspecte ?

ANTIOCHUS
Je suis amant et fils, je vous aime et respecte ;
Mais quoi que sur mon coeur puissent des noms si doux,
À ces marques enfin je ne connais que vous.
As-tu bien entendu ? Dis-tu vrai, Timagène ?

TIMAGÈNE
Avant qu'en soupçonner la princesse ou la reine,
Je mourrais mille fois ; mais enfin mon récit
Contient, sans rien de plus, ce que le prince a dit.

ANTIOCHUS
D'un et d'autre côté l'action est si noire,
Que n'en pouvant douter, je n'ose encor la croire.
Ô quiconque des deux avez versé son sang,
Ne vous préparez plus à me percer le flanc !
Nous avons mal servi vos haines mutuelles,
Aux jours l'une de l'autre également cruelles ;
Mais si j'ai refusé ce détestable emploi,
Je veux bien vous servir toutes deux contre moi :
Qui que vous soyez donc, recevez une vie
Que déjà vos fureurs m'ont à demi ravie.
(Il tire son épée, et veut se tuer.)

RODOGUNE
Ah ! Seigneur, arrêtez.

TIMAGÈNE
Seigneur, que faites-vous ?

ANTIOCHUS
Je sers ou l'une ou l'autre, et je préviens ses coups.

CLÉOPÂTRE
Vivez, régnez heureux.

ANTIOCHUS
Ôtez-moi donc de doute,
Et montrez-moi la main qu'il faut que je redoute,
Qui pour m'assassiner ose me secourir,
Et me sauve de moi pour me faire périr.
Puis-je vivre et traîner cette gêne éternelle,
Confondre l'innocente avec la criminelle,
Vivre et ne pouvoir plus vous voir sans m'alarmer,
Vous craindre toutes deux, toutes deux vous aimer ?
Vivre avec ce tourment, c'est mourir à toute heure.
Tirez-moi de ce trouble, ou souffrez que je meure,
Et que mon déplaisir, par un coup généreux,
épargne un parricide à l'une de vous deux.

CLÉOPÂTRE
Puisque le même jour que ma main vous couronne
Je perds un de mes fils, et l'autre me soupçonne ;
Qu'au milieu de mes pleurs, qu'il devrait essuyer,
Son peu d'amour me force à me justifier ;
Si vous n'en pouvez mieux consoler une mère
Qu'en la traitant d'égal avec une étrangère,
Je vous dirai, seigneur
car ce n'est plus à moi
À nommer autrement et mon juge et mon roi,
Que vous voyez l'effet de cette vieille haine
Qu'en dépit de la paix me garde l'inhumaine,
Qu'en son coeur du passé soutient le souvenir,
Et que j'avais raison de vouloir prévenir.
Elle a soif de mon sang, elle a voulu l'épandre :
(À Rodogune.)
J'ai prévu d'assez loin ce que j'en viens d'apprendre ;
Mais je vous ai laissé désarmer mon courroux.
Sur la foi de ses pleurs je n'ai rien craint de vous,
Madame ; mais, ô dieux ! Quelle rage est la vôtre !
Quand je vous donne un fils, vous assassinez l'autre,
Et m'enviez soudain l'unique et faible appui
Qu'une mère opprimée eût pu trouver en lui !
Quand vous m'accablerez, où sera mon refuge ?
Si je m'en plains au roi, vous possédez mon juge ;
Et s'il m'ose écouter, peut-être, hélas ! En vain
Il voudra se garder de cette même main.
Enfin je suis leur mère, et vous leur ennemie ;
J'ai recherché leur gloire, et vous leur infamie ;
Et si je n'eusse aimé ces fils que vous m'ôtez,
Votre abord en ces lieux les eût déshérités.
C'est à lui maintenant, en cette concurrence,
À régler ses soupçons sur cette différence,
À voir de qui des deux il doit se défier,
Si vous n'avez un charme à vous justifier.

RODOGUNE
Je me défendrai mal : l'innocence étonnée
Ne peut s'imaginer qu'elle soit soupçonnée ;
Et n'ayant rien prévu d'un attentat si grand,
Qui l'en veut accuser sans peine la surprend.
Je ne m'étonne point de voir que votre haine
Pour me faire coupable a quitté Timagène.
Au moindre jour ouvert de tout jeter sur moi,
Son récit s'est trouvé digne de votre foi.
Vous l'accusiez pourtant, quand votre âme alarmée
Craignait qu'en expirant ce fils vous eût nommée ;
Mais de ses derniers mots voyant le sens douteux,
Vous avez pris soudain le crime entre nous deux.
Certes, si vous voulez passer pour véritable
Que l'une de nous deux de sa mort soit coupable,
Je veux bien par respect ne vous imputer rien ;
Mais votre bras au crime est plus fait que le mien ;
Et qui sur un époux fit son apprentissage
A bien pu sur un fils achever son ouvrage.
Je ne dénierai point, puisque vous les savez,
De justes sentiments dans mon âme élevés :
Vous demandiez mon sang ; j'ai demandé le vôtre :
Le roi sait quels motifs ont poussé l'une et l'autre ;
Comme par sa prudence il a tout adouci,
Il vous connaît peut-être, et me connaît aussi.
(À Antiochus.)
Seigneur, c'est un moyen de vous être bien chère
Que pour don nuptial vous immoler un frère :
On fait plus ; on m'impute un coup si plein d'horreur,
Pour me faire un passage à vous percer le coeur.
(À Cléopâtre.)
Où fuirais-je de vous après tant de furie,
Madame, et que ferait toute votre Syrie,
Où seule, et sans appui contre mes attentats,
Je verrais… ? Mais, seigneur, vous ne m'écoutez pas.

ANTIOCHUS
Non, je n'écoute rien ; et dans la mort d'un frère
Je ne veux point juger entre vous et ma mère :
Assassinez un fils, massacrez un époux,
Je ne veux me garder ni d'elle, ni de vous.
Suivons aveuglément ma triste destinée ;
Pour m'exposer à tout achevons l'hyménée.
Cher frère, c'est pour moi le chemin du trépas :
La main qui t'a percé ne m'épargnera pas ;
Je cherche à te rejoindre, et non à m'en défendre,
Et lui veux bien donner tout lieu de me surprendre :
Heureux si sa fureur, qui me prive de toi,
Se fait bientôt connaître en achevant sur moi,
Et si du ciel, trop lent à la réduire en poudre,
Son crime redoublé peut arracher la foudre !
Donnez-moi…

RODOGUNE (l'empêchant de prendre la coupe)
Quoi ? Seigneur.

ANTIOCHUS
Vous m'arrêtez en vain :
Donnez.

RODOGUNE
Ah ! Gardez-vous de l'une et l'autre main.
Cette coupe est suspecte, elle vient de la reine ;
Craignez de toutes deux quelque secrète haine.

CLÉOPÂTRE
Qui m'épargnait tantôt ose enfin m'accuser !

RODOGUNE
De toutes deux, madame, il doit tout refuser.
Je n'accuse personne, et vous tiens innocente ;
Mais il en faut sur l'heure une preuve évidente :
Je veux bien à mon tour subir les mêmes lois.
On ne peut craindre trop pour le salut des rois.
Donnez donc cette preuve ; et pour toute réplique,
Faites faire un essai par quelque domestique.

CLÉOPÂTRE (prenant le coupe)
Je le ferai moi-même. Eh bien ! Redoutez-vous
Quelque sinistre effet encore de mon courroux ?
J'ai souffert cet outrage avec patience.

ANTIOCHUS (prenant le coupe des mains de Cléopâtre, après qu'elle a bu)
Pardonnez-lui, madame, un peu de défiance :
Comme vous l'accusez, elle fait son effort
À rejeter sur vous l'horreur de cette mort ;
Et soit amour pour moi, soit adresse pour elle,
Ce soin la fait paraître un peu moins criminelle.
Pour moi, qui ne vois rien, dans le trouble où je suis,
Qu'un gouffre de malheurs, qu'un abîme d'ennuis,
Attendant qu'en plein jour ces vérités paraissent,
J'en laisse la vengeance aux dieux qui les connaissent,
Et vais sans plus tarder…

RODOGUNE
Seigneur, voyez ses yeux
Déjà tous égarés, troubles et furieux,
Cette affreuse sueur qui court sur son visage,
Cette gorge qui s'enfle. Ah, bons dieux ! Quelle rage !
Pour vous perdre après elle, elle a voulu périr.

ANTIOCHUS (rendant le coupe à Laonice ou à quelque autre)
N'importe : elle est ma mère, il faut la secourir.

CLÉOPÂTRE
Va, tu me veux en vain rappeler à la vie ;
Ma haine est trop fidèle, et m'a trop bien servie :
Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi ;
C'est le seul déplaisir qu'en mourant je reçois ;
Mais j'ai cette douceur dedans cette disgrâce
De ne voir point régner ma rivale en ma place.
Règne : de crime en crime enfin te voilà roi.
Je t'ai défait d'un père, et d'un frère, et de moi :
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu'horreur, que jalousie, et que confusion !
Et pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble !

ANTIOCHUS
Ah ! Vivez pour changer cette haine en amour.

CLÉOPÂTRE
Je maudirais les dieux s'ils me rendaient le jour.
Qu'on m'emporte d'ici : je me meurs, Laonice.
Si tu veux m'obliger par un dernier service,
Après les vains efforts de mes inimitiés,
Sauve-moi de l'affront de tomber à leurs pieds.
(Elle s'en va, et Laonice lui aide à marcher.)

ORONTE
Dans les justes rigueurs d'un sort si déplorable,
Seigneur, le juste ciel vous est bien favorable :
Il vous a préservé, sur le point de périr,
Du danger le plus grand que vous pussiez courir ;
Et par un digne effet de ses faveurs puissantes,
La coupable est punie et vos mains innocentes.

ANTIOCHUS
Oronte, je ne sais, dans son funeste sort,
Qui m'afflige le plus, ou sa vie, ou sa mort ;
L'une et l'autre a pour moi des malheurs sans exemple :
Plaignez mon infortune. Et vous, allez au temple
Y changer l'allégresse en un deuil sans pareil,
La pompe nuptiale en funèbre appareil ;
Et nous verrons après, par d'autres sacrifices,
Si les dieux voudront être à nos voeux plus propices.
(FIN)

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