ACTE I - SCÈNE III



Séleucus, Antiochus, Timagène, Laonice.

SÉLEUCUS
Vous puis-je en confiance expliquer ma pensée ?

ANTIOCHUS
Parlez : notre amitié par ce doute est blessée.

SÉLEUCUS
Hélas ! C'est le malheur que je crains aujourd'hui.
L'égalité, mon frère, en est le ferme appui ;
C'en est le fondement, la liaison, le gage ;
Et voyant d'un côté tomber tout l'avantage,
Avec juste raison je crains qu'entre nous deux
L'égalité rompue en rompe les doux noeuds,
Et que ce jour, fatal à l'heur de notre vie,
Jette sur l'un de nous trop de honte ou d'envie.

ANTIOCHUS
Comme nous n'avons eu jamais qu'un sentiment,
Cette peur me touchait, mon frère, également ;
Mais si vous le voulez, j'en sais bien le remède.

SÉLEUCUS
Si je le veux ! Bien plus, je l'apporte, et vous cède
Tout ce que la couronne a de charmant en soi.
Oui, seigneur, car je parle à présent à mon roi,
Pour le trône cédé, cédez-moi Rodogune,
Et je n'envierai point votre haute fortune.
Ainsi notre destin n'aura rien de honteux,
Ainsi notre bonheur n'aura rien de douteux ;
Et nous mépriserons ce faible droit d'aînesse,
Vous, satisfait du trône, et moi de la princesse.

ANTIOCHUS
Hélas !

SÉLEUCUS
Recevez-vous l'offre avec déplaisir ?

ANTIOCHUS
Pouvez-vous nommer offre une ardeur de choisir,
Qui de la même main qui me cède un empire,
M'arrache un bien plus grand, et le seul où j'aspire ?

SÉLEUCUS
Rodogune ?

ANTIOCHUS
Elle-même ; ils en sont les témoins.

SÉLEUCUS
Quoi ? L'estimez-vous tant ?

ANTIOCHUS
Quoi ? L'estimez-vous moins ?

SÉLEUCUS
Elle vaut bien un trône, il faut que je le die.

ANTIOCHUS
Elle vaut à mes yeux tout ce qu'en a l'Asie.

SÉLEUCUS
Vous l'aimez donc, mon frère ?

ANTIOCHUS
Et vous l'aimez aussi :
C'est là tout mon malheur, c'est là tout mon souci.
J'espérais que l'éclat dont le trône se pare
Toucherait vos désirs plus qu'un objet si rare ;
Mais aussi bien qu'à moi son prix vous est connu,
Et dans ce juste choix vous m'avez prévenu.
Ah, déplorable prince !

SÉLEUCUS
Ah, destin trop contraire !

ANTIOCHUS
Que ne ferais-je point contre un autre qu'un frère ?

SÉLEUCUS
Ô mon cher frère ! Ô nom pour un rival trop doux !
Que ne ferais-je point contre un autre que vous ?

ANTIOCHUS
Où nous vas-tu réduire, amitié fraternelle ?

SÉLEUCUS
Amour, qui doit ici vaincre de vous ou d'elle ?

ANTIOCHUS
L'amour, l'amour doit vaincre, et la triste amitié
Ne doit être à tous deux qu'un objet de pitié.
Un grand coeur cède un trône, et le cède avec gloire :
Cet effort de vertu couronne sa mémoire ;
Mais lorsqu'un digne objet a pu nous enflammer,
Qui le cède est un lâche et ne sait pas aimer.
De tous deux Rodogune a charmé le courage ;
Cessons par trop d'amour de lui faire un outrage :
Elle doit épouser, non pas vous, non pas moi,
Mais de moi, mais de vous, quiconque sera roi.
La couronne entre nous flotte encore incertaine ;
Mais sans incertitude elle doit être reine.
Cependant, aveuglés dans notre vain projet,
Nous la faisions tous deux la femme d'un sujet !
Régnons : l'ambition ne peut être que belle,
Et pour elle quittée, et reprise pour elle ;
Et ce trône où tous deux nous osions renoncer,
Souhaitons-le tous deux, afin de l'y placer :
C'est dans notre destin le seul conseil à prendre ;
Nous pouvons nous en plaindre, et nous devons l'attendre.

SÉLEUCUS
Il faut encore plus faire : il faut qu'en ce grand jour
Notre amitié triomphe aussi bien que l'amour.
Ces deux sièges fameux de Thèbes et de Troie,
Qui mirent l'une en sang, l'autre aux flammes en proie,
N'eurent pour fondements à leurs maux infinis
Que ceux que contre nous le sort a réunis.
Il sème entre nous deux toute la jalousie
Qui dépeupla la Grèce et saccagea l'Asie :
Un même espoir du sceptre est permis à tous deux ;
Pour la même beauté nous faisons mêmes voeux.
Thèbes périt pour l'un, Troie a brûlé pour l'autre.
Tout va choir en ma main ou tomber en la vôtre.
En vain notre amitié tâchait à partager ;
Et si j'ose tout dire, un titre assez léger,
Un droit d'aînesse obscur, sur la foi d'une mère,
Va combler l'un de gloire et l'autre de misère.
Que de sujets de plainte en ce double intérêt
Aura le malheureux contre un si faible arrêt !
Que de sources de haine ! Hélas ! Jugez le reste :
Craignez-en avec moi l'événement funeste,
Ou plutôt avec moi faites un digne effort
Pour armer votre coeur contre un si triste sort.
Malgré l'éclat du trône et l'amour d'une femme,
Faisons si bien régner l'amitié sur notre âme,
Qu'étouffant dans leur perte un regret suborneur,
Dans le bonheur d'un frère on trouve son bonheur.
Ainsi ce qui jadis perdit Thèbes et Troie
Dans nos coeurs mieux unis ne versera que joie ;
Ainsi notre amitié, triomphante à son tour,
Vaincra la jalousie en cédant à l'amour,
Et de notre destin bravant l'ordre barbare,
Trouvera des douceurs aux maux qu'il nous prépare.

ANTIOCHUS
Le pourrez-vous, mon frère ?

SÉLEUCUS
Ah ! Que vous me pressez !
Je le voudrai du moins, mon frère, et c'est assez ;
Et ma raison sur moi gardera tant d'empire,
Que je désavouerai mon coeur s'il en soupire.

ANTIOCHUS
J'embrasse comme vous ces nobles sentiments ;
Mais allons leur donner le secours des serments,
Afin qu'étant témoins de l'amitié jurée,
Les dieux contre un tel coup assurent sa durée.

SÉLEUCUS
Allons, allons l'étreindre au pied de leurs autels
Par des liens sacrés et des noeuds immortels.

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