ACTE IV - SCÈNE VI



Cléopâtre, Séleucus.

CLÉOPÂTRE
Savez-vous, Séleucus, que je me suis vengée ?

SÉLEUCUS
Pauvre princesse, hélas !

CLÉOPÂTRE
Vous déplorez son sort !
Quoi ? L'aimiez-vous ?

SÉLEUCUS
Assez pour regretter sa mort.

CLÉOPÂTRE
Vous lui pouvez servir encore d'amant fidèle ;
Si j'ai su me venger, ce n'a pas été d'elle.

SÉLEUCUS
Oh ciel ! Et de qui donc, madame ?

CLÉOPÂTRE
C'est de vous,
Ingrat, qui n'aspirez qu'à vous voir son époux ;
De vous, qui l'adorez en dépit d'une mère ;
De vous, qui dédaignez de servir ma colère ;
De vous, de qui l'amour, rebelle à mes désirs,
S'oppose à ma vengeance, et détruit mes plaisirs.

SÉLEUCUS
De moi !

CLÉOPÂTRE
De toi, perfide ! Ignore, dissimule
Le mal que tu dois craindre et le feu qui te brûle ;
Et si pour l'ignorer tu crois t'en garantir,
Du moins en l'apprenant commence à le sentir.
Le trône était à toi par le droit de naissance ;
Rodogune avec lui tombait en ta puissance ;
Tu devais l'épouser, tu devais être roi !
Mais comme ce secret n'est connu que de moi,
Je puis, comme je veux, tourner le droit d'aînesse,
Et donne à ton rival ton sceptre et ta maîtresse.

SÉLEUCUS
À mon frère ?

CLÉOPÂTRE
C'est lui que j'ai nommé l'aîné.

SÉLEUCUS
Vous ne m'affligez point de l'avoir couronné ;
Et par une raison qui vous est inconnue,
Mes propres sentiments vous avaient prévenue :
Les biens que vous m'ôtez n'ont point d'attraits si doux
Que mon coeur n'ait donnés à ce frère avant vous ;
Et si vous bornez là toute votre vengeance,
Vos désirs et les miens seront d'intelligence.

CLÉOPÂTRE
C'est ainsi qu'on déguise un violent dépit ;
C'est ainsi qu'une feinte au dehors l'assoupit,
Et qu'on croit amuser de fausses patiences
Ceux dont en l'âme on craint les justes défiances.

SÉLEUCUS
Quoi ? Je conserverais quelque courroux secret !

CLÉOPÂTRE
Quoi ? Lâche, tu pourrais la perdre sans regret ?
Elle de qui les dieux te donnaient l'hyménée ?
Elle dont tu plaignais la perte imaginée ?

SÉLEUCUS
Considérer sa perte avec compassion,
Ce n'est pas aspirer à sa possession.

CLÉOPÂTRE
Que la mort la ravisse, ou qu'un rival l'emporte,
La douleur d'un amant est également forte ;
Et tel qui se console après l'instant fatal,
Ne saurait voir son bien aux mains de son rival :
Piqué jusques au vif, il tâche à le reprendre ;
Il fait de l'insensible, afin de mieux surprendre ;
D'autant plus animé, que ce qu'il a perdu
Par rang ou par mérite à sa flamme était dû.

SÉLEUCUS
Peut-être ; mais enfin par quel amour de mère
Pressez-vous tellement ma douleur contre un frère ?
Prenez-vous intérêt à la faire éclater ?

CLÉOPÂTRE
J'en prends à la connaître, et la faire avorter ;
J'en prends à conserver malgré toi mon ouvrage
Des jaloux attentats de ta secrète rage.

SÉLEUCUS
Je le veux croire ainsi ; mais quel autre intérêt
Nous fait tous deux aînés quand et comme il vous plaît ?
Qui des deux vous doit croire, et par quelle justice
Faut-il que sur moi seul tombe tout le supplice,
Et que du même amour dont nous sommes blessés
Il soit récompensé, quand vous m'en punissez ?

CLÉOPÂTRE
Comme reine, à mon choix je fais justice ou grâce,
Et je m'étonne fort d'où vous vient cette audace,
D'où vient qu'un fils, vers moi noirci de trahison,
Ose de mes faveurs me demander raison.

SÉLEUCUS
Vous pardonnerez donc ces chaleurs indiscrètes :
Je ne suis point jaloux du bien que vous lui faites ;
Et je vois quel amour vous avez pour tous deux,
Plus que vous ne pensez et plus que je ne veux :
Le respect me défend d'en dire davantage.
Je n'ai ni faute d'yeux ni faute de courage,
Madame ; mais enfin n'espérez voir en moi
Qu'amitié pour mon frère, et zèle pour mon roi.
Adieu.

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