LE ROI, MESS TITYRUS, AÏROLO, LE CONNÉTABLE, LE CAPITAINE ARCHER, ARCHER, UN MOINE.
LE ROI(à Aïrolo.) Quel est le lieu de ta naissance ?
AÏROLOL'ombre.
LE ROIJe suis le roi. Quel est ton père ?
AÏROLOLe malheur.
LE ROITon nom ?
AÏROLOAïrolo
LE ROITon gagne-pain ?
AÏROLOVoleur.
@LE CONNÉTABLE
()(au Roi.) Sire, nous l'allons pendre, et sans miséricorde.
(À Aïrolo.) Marche, brigand !
LE ROIOtez de son cou cette corde. Détachez-le.
(Les archers ôtent la corde du cou d'Aïrolo et lui délient les bras.)LE CONNÉTABLEMais quoi, sire!…
LE ROI(à Aïrolo.) Tombe à mes pieds, Sacripant ! je te fais grâce.
AÏROLOVous m'ennuyez !
LE ROIComment !
AÏROLOOn vous connaît. Vous êtes une altesse Faite de cruauté, mais avec petitesse. Il vous plaît de jouer avec un patient, Par petite bouchée, en vous rassasiant Lentement, de sa peur, puis de son espérance, Et votre volupté s'extrait de la souffrance ;
LE ROIII est fort difficile à vivre.
AÏROLOOn me pend, laissez-moi tranquille.
LE ROIEst-il donc ivre ?
(Avec un geste de colère.) Qu'on le pende ! Il est trop insolent.
(S'arrêtant. À part.) Suis-je fou ? Le même nœud coulant me serrerait le cou.
(Il s'avance lentement sur le devant de la scène, pensif. Mess Tityrus, ironique, l'observe en arrière. Le Roi se tourne vers lui. Il avance vers le Roi. Les archers se sont rangés au fond du théâtre.) Mais me voilà tombé dans un fort joli gouffre ! Cet homme est sur mes reins la chemise de soufre. Je ne puis l'arracher sans m'arracher la peau. Que dis-je ? Il est la chair, et je suis l'oripeau. Cette fange est ma glu. Ce maraud, quoi qu'on fasse, Est le fond de mon sort, et j'en suis la surface ; Nous sommes, moi le prince et lui ce philistin, On ne sait quel centaure infâme du destin. Je suis roi, j'ai l'épée, et le sceptre, et la robe ; Ce gueux traîne à son pied son boulet, et mon globe. Comment nous dépêtrer l'un de l'autre ? Il est roi, Je suis esclave. Horreur! je cesse d'être moi, Je deviens lui. S'il a la jaunisse, le jaune, C'est moi. Dans son gibet, je reconnais mon trône. Je descends au cercueil s'il monte à l'échafaud. Et le perdre de vue est impossible ; il faut Le garder, être là s'il fait quelque imprudence, Le ramasser s'il tombe, et l'éponger s'il danse, Et l'étayer s'il boit, et, de rage étouffant, Veiller sur ce bandit comme sur mon enfant ! Ah ! que la destinée est donc une drôlesse ! Nul moyen de le faire obéir; s'il se laisse Mourir de faim, c'est moi qui pâtis, joug honteux !
(Désespéré et rêvant.) Épouvantable !
(Avec exécration.) Ah ! je voudrais pouvoir le lier sur la table Du supplice et le faire écorcher vif ! J'aurais Du plaisir à le voir pendu dans ces forêts Ou broyé sous les pieds des chevaux dans l'étable !
(À Aïrolo.) Tiens, je te veux du bien. Vis !
AÏROLO(à part.) Le roi véritable Veut que je vive ! Est-il possible ? Il doit avoir Ses motifs. Mais lesquels? Il subit un pouvoir Qui le rend fou. Lequel ?
(Haut, au roi.) Allez au diable.
LE ROIReste Avec moi, tu me plais, et, quoique bien agreste, Tu m'es fort agréable, ô rustre !
AÏROLOAh ça ! pourquoi ?
LE ROIMon cher…
AÏROLOMe faites-vous grâce de bonne foi ? Vous êtes chat. J'en doute.
LE ROIÉcoute.
AÏROLO(à part.) La chouette Lâche le moineau! c'est étrange.
LE ROIJe souhaite Que tu vives au moins jusqu'au siècle prochain.
AÏROLO(à part.) Serais-je un personnage extraordinaire ? hein ? Que veut dire ceci ?
LE ROISois heureux, je l'ordonne. Vis longtemps. Vis cent ans !
AÏROLO(à part.) Cent ans!
(Haut.) Roi…
LE ROIJe te donne Toutes les femmes.
AÏROLOBah ! c'est donc à vous ?
LE ROIL'amour Rend l'homme heureux.
AÏROLOMilord…
LE ROIJe t'attache à ma cour.
AÏROLODans votre cour ? Je hais les colliers.
LE ROIJe te nomme Chambellan. Je te fais seigneur et gentilhomme.
AÏROLOGentilhomme des bois et chambellan des loups, C'est là ma seigneurie, et je suis un jaloux Epris de la bruyère et de la belle étoile, De la vague emportant en liberté la voile, Et de la neige où sont les larges pas des ours, Et, sire, je n'aurai jamais d'autres amours.
LE ROI(à part.) Quelle affreuse crapule! Entre Janet, si belle, Et lui, je choisirais pourtant lui, plutôt qu'elle. Si cet homme de qui je dépends, s'envolait, C'est cela qui serait sans remède. — Est-il laid!
(À Aïrolo.) Vis et reste avec moi.
(À part.) Je suis dans sa tenaille.
AÏROLOÀ la condition que…
LE ROIJ'accepte, canaille.
(À part.) Une femme n'est rien. D'abord vivre. L'effroi, C'est la tombe. Il me faut cet homme près de moi.
(À Aïrolo.) Soyons amis.
AÏROLOPourquoi ?
LE ROISoyons inséparables.
AÏROLOLa puissance et l'ennui sont deux maux incurables.
LE ROIViens.
AÏROLORoi…
LE ROITu seras riche.
AÏROLOÊtre libre est meilleur. Je te fais prince. Viens.
AÏROLONon. Faites-vous voleur.
LE ROICrûment ? Non. Je suis roi. Ça suffit. Vis, te dis-je. Il le faut!
AÏROLO(à part.) Il le faut ? Hé ! je flaire un prodige.
LE ROIAu moins cent ans.
AÏROLO(à part.) Cent ans !
(Se frappant le front.) Quelle idée ! Ah ça mais, Les dieux se cachent-ils parfois dans les plumets?
(Montrant la plume de héron à son bonnet.) Cette plume en effet est-elle vertueuse
(Regardant à terre à ses pieds la corde qu'il avait au cou.) À ce point de te rompre, ô corde tortueuse! Et quand le roi se change en tigre à l'air plaintif, Est-ce le talisman qui travaille ?
LE ROI(lui prenant les mains.) Captif, Tes fers tombent, sois libre.
AÏROLO(le repoussant.) Au diable !
@LE CONNÉTABLE
()(au capitaine archer.) Son altesse Est trop bonne. Pendez ce drôle avec vitesse. Il blasphème son prince, il insulte le roi !
LE ROI(montrant le connétable.) Pendez cet homme-ci.
LE CONNÉTABLEMoi !
LE ROIToi.
LE CONNÉTABLESire, pourquoi ?
LE ROIParce que.
(Les soldats empoignent le connétable. Le moine lui présente le crucifix.)LE CONNÉTABLEMais…
LE ROITais-toi. Je hais qu'on se lamente.
(On emmène le connétable, accompagné du moine.)MESS TITYRUS(bas au capitaine archer.) J'arrangerai cela. Son altesse est clémente. Gardez-le sous clef.
LE ROI(à Aïrolo.) Toi, vis longtemps.
AÏROLO(à part.) Que d'azur ! Ce brave talisman fait des siennes, bien sûr. La clémence vraiment tourne à la platitude. Tâtons l'obscur terrain où je marche. L'étude En vaut la peine. Allons doucement, pas à pas, Et sondons. Mais pourquoi ce plumet n'a-t-il pas Sauvé Zineb ? C'est donc un talisman pour homme ? Non. Elle avait cent ans, et le diable économe N'accorde pas un jour de plus, probablement.
LE ROI(à part, regardant Aïrolo.) L'œil d'un gredin ! Buvons l'horreur d'être clément Jusqu'à la lie.
AÏROLO(à part.) Il est bête, et d'un fort calibre.
LE ROI(souriant à Aïrolo.) Te voilà vivant.
AÏROLOSoit.
LE ROIEt libre.
AÏROLOSuis-je libre ? J'y consens.
LE ROITe voilà gentilhomme.
AÏROLO(tâtant la plume à son bonnet.) Huppé !
LE ROI(à part.) Je suis l'ânier poussif de cet âne échappé ! On dirait que c'est lui qui fait grâce. J'écume.
AÏROLO(à part.) Zineb m'a fait cadeau d'une fameuse plume !
LE ROI(à part.) Et dire qu'il faut plaire à ce vil caïman !
(Haut.) Causons.
(Avec un redoublement de sourire.) Dis-moi merci.
AÏROLO(À part.) Peuh!
(Au roi.) Merci, talisman ! Moi, voyez-vous, je suis ingrat de ma nature. Tout enfant, quand j'allais, picorant ma pâture, J'étais, si les sergents me surprenaient, fouetté, Battu, dans l'intérêt de la société ; Eh bien, je n'étais pas reconnaissant.
LE ROI(à part.) Quelle oie !
AÏROLOVois-tu, mon roi, je vais te dire…
LE ROI(à part.) Il me tutoie !
(Le Roi exaspéré vient sur le devant du théâtre, crispant les poings. Mess Tityrus, pendant qu'il a le dos tourné, s'approche d'Aïrolo.)MESS TITYRUS(bas à Aïrolo.) Continue.
AÏROLOHein ?
MESS TITYRUS(bas.) Tu n'as rien à craindre. Va.
AÏROLOQuoi ?
MESS TITYRUS(bas.) Il croit qu'il doit mourir en même temps que toi.
(Baissant la voix de plus en plus.) C'est un renseignement.
AÏROLOMerci, cher escogriffe.
(À part.) Le talisman me rend fort clair ce logogriphe.
(Montrant le Roi.) C'est moi le chat. C'est lui la souris maintenant. J'ai sur ce roi farouche un pouvoir étonnant. Abusons-en.
LE ROI(revenant à Aïrolo, caressant.) Ami, je veux, sans plus attendre, Te combler de biens.
AÏROLOBah !
LE ROI(furieux.) Bah ! — Je te ferai pendre !
AÏROLOJe vous fais remarquer que votre majesté Va d'un sujet à l'autre avec facilité.
MESS TITYRUS(bas à Aïrolo.) Tu ne peux pas mourir. Il faut qu'il t'en empêche. Pendu, qu'il te détache, et, noyé, qu'il te pêche.
(À part.) Ça m'amuse.
LE ROI(à Aïrolo.) Je veux ton bonheur.
AÏROLOTa ta ta!
LE ROI(consterné.) Ta ta ta !
MESS TITYRUS(à part, se frottant les mains.) Que le roi, qui si longtemps goûta Du despotisme, goûte aujourd'hui du despote.
LE ROI(à part.) Il me bâtonne avec mon sceptre !
AÏROLO(à part.) Ainsi tout flotte. Je règne.
LE ROI(à part.) À ce filou quel démon m'attela ?
(Haut à Aïrolo.) Tu me braves !
AÏROLO(avec modestie.) Je fais de mon mieux pour cela.
LE ROITu manques à ton roi !
AÏROLOJusque-là je m'élève. Le Roi Ah ça! prétendrais-tu m'opprimer ?
AÏROLO(aimable.) C'est mon rêve.
LE ROI(exaspéré, à part.) Il est sauvage, inculte, absolument rugueux ! Je voudrais raccourcir ta vie, atroce gueux, Et je me vois forcé d'y mettre une rallonge !
(À part.) Il me tient, comme un oiseau, dans son poing! Ah!
(Haut, avec un redoublement affectueux.) Vis longtemps !
AÏROLOPourquoi ? Je ne te cache point Que je suis peu charmé d'exister. Est-ce étrange, Moi, ce serf, ce banni, ce proscrit, qui ne mange Que quelquefois, qui vis pâle et déguenillé, Hagard comme une ville après qu'on a pillé, Moi qui songe à la joie ainsi qu'à la chimère, Moi damné quand j'étais au ventre de ma mère, Moi qu'on pourchasse, moi qu'on maudit, moi qu'on bat, Qui marche à l'abattoir tout en portant le bât, Courbé sous tous les maux, triste rosse asservie, Nu, saignant, je ne tiens pas du tout à la vie ! Je serais riche, beau, puissant, aimé, fêté, Que je n'en serais pas vraiment plus dégoûté. J'ai l'indigestion sans avoir eu l'orgie. Hors de l'humanité, par vous autres régie, Rôdant sur la lisière auprès de l'animal, Espèce de vil pauvre en fuite dans le mal, Moi qui noircis les bois que juin de fleurs émaille, Sans nom, sans toit, sans feu ni lieu, ni sou ni maille, Je me donne les airs d'avoir le spleen des lords ! Je compte un beau matin me tuer.
LE ROI(à part.) Mais alors… Que dit-il ? Se tuer ! Grand Dieu !
(Haut.) Songe à ta mère.
AÏROLOJ'en parlais tout à l'heure, et c'est ma joie amère De lui dire : attends-moi ! Bien jeune, elle partit. Ce qu'elle fit pour moi lorsque j'étais petit, Je le rends à son ombre, et mon esprit retombe Sans cesse à côté d'elle, et je berce sa tombe. Dors, ma mère ! attends-moi, je me tuerai bientôt.
LE ROI(à part.) Mais cela ne fait pas mon affaire.
(Haut.) Rustaud, Maraud, croquant !
(À part.) Mais non, pas d'injures. Le lâche !
(Haut.) Ecoute. Le plaisir vient après la douleur. Je suis un potentat.
AÏROLOMoi, je suis un voleur.
LE ROIOn peut s'entendre. Allons ! du calme.
AÏROLOAltesse, en somme, Voir les mêmes humains toujours, cela m'assomme.
(Il s'appuie familièrement sur l'épaule du roi.) Puisqu'ainsi nous voilà sous les chênes profonds Tête à tête, moi gueux, vous roi, philosophons. La vie est un bal triste où plus rien ne m'intrigue. Dieu, l'avare qui fait semblant d'être prodigue, Fait toujours resservir le même mois d'avril. Je connais son décor. Vivre est bien puéril. Nous avons les saisons, vous avez l'étiquette. Partout la règle. Adam est bête. Eve est coquette. Celui qui sait le mieux tirer parti des bois A le bon lot. À bas les villes et les lois ! Si je n'étais voleur, je voudrais être singe.
(Montrant les tombes.) Voyez ce cimetière et ces morts. Que de linge Mis au sale ! À quoi bon avoir vécu ? Que sert D'aller, d'aimer, d'agir ? Ce monde est un désert Où le faux toujours s'offre, où le vrai toujours manque. Vous me direz qu'on peut se faire saltimbanque, Sans doute, et le plein air est le premier des biens ; Mais il est fatigant de plaire aux citoyens. Reste donc la forêt. Tenez, quoique je boude, J'ai, moi, du genre humain fort peu senti le coude ; Depuis trente ans, je dors sous l'orme et le tilleul, Et je vis hors la loi dans la nature, et, seul, J'erre à travers la grande hamadryade verte. Eh bien, je sens un joug. Mais la porte est ouverte. La mort calomniée, oui, c'est la liberté !
LE ROI(à part.) Il est affreusement lugubre.
AÏROLOMa gaîté Vient de ce que partout,
(Montrant le bois.) si l'ennui vient me prendre, Je vois la branche d'arbre où je pourrai me pendre. Roi, même en la forêt, je me sens en prison. Parfois je cherche à voir plus loin que l'horizon. Je gravis une cime.
LE ROI(à part.) Il grimpe à cet érable ! Ne va pas te casser, vaurien irréparable !
(À Aïrolo.) Tu sais grimper, au moins ?
AÏROLOJe tombe quelquefois.
LE ROICiel! —Viens!
AÏROLO(regardant l'Océan.) Le gouffre a beau faire sa grosse voix, Il m'attire. Mourir est noir, vivre c'est pire.
LE ROI(à Mess Tityrus.) Si j'étais empereur, je donnerais l'empire
(Pour voir cet animal hors de danger. À Aïrolo.) Sais-tu Que tout finit avec la vie, homme têtu ! Plus rien après; néant ! Est-ce que tu te fies A l'hypothèse Dieu ?
AÏROLO(se berçant dans l'arbre au-dessus du précipice, pendant que le Roi pousse des interjections de teneur.) Roi, les philosophies Ont fort malmené Dieu, disant oui, disant non ; On s'est fort acharné sur ce vieux compagnon, On a frappé d'estoc, on a frappé de taille. Dieu fut laissé pour mort sur le champ de bataille. Mais je le crois guéri. C'est pourquoi j'ai l'honneur De vous le présenter comme vivant, seigneur.
LE ROI(qui le suit des yeux avec angoisse dans son bercement.) Eh bien, oui, mais descends. C'est très cassant, l'érable !
AÏROLO(se balançant dans l'arbre, dont les branches crient.) Je le sais. Ici-bas est-il rien de durable ?
LE ROIDescends, monstre !
AÏROLOMonstre ! Eh ! vous ne me permettez Aucune illusion sur mes difformités.
LE ROIL'arbre va s'effondrer, ô ciel ! pour peu qu'il bouge ! II s'est blessé ! Du sang ! qu'est-ce qu'il a de rouge ?
AÏROLO(souriant.) Une fleur.
(Il montre une fleur qu'il vient de cueillir dans l'arbre.)LE ROI(menaçant et suppliant.) Descends donc ! Si tu crains Dieu, morbleu ! Tu dois craindre le roi. Le roi, c'est plus que Dieu !
AÏROLODieu tonne, vous toussez. Voilà la différence.
LE ROI(à part.) Rustre !
(Aïrolo saute à terre.) Il descend. Mon cœur renaît à l'espérance.
(Aïrolo avise une des plantes qui tapissent la roche et en cueille une brindille où il y a quelques feuilles.)LE ROI(à Mess Tityrus.) Que fait-il ?
AÏROLO(lui montrant les feuilles arrachées.) Savez-vous qu'il suffit de mâcher Cette plante qui pousse aux trous de ce rocher? C'est la mort. — La mort germe au milieu des cytises.
(Tendant la plante au roi et désignant Mess Tityrus.) Essayez sur monsieur.
MESS TITYRUSEh là, pas de bêtises !
(À part.) Diable ! Je suis sorti de la neutralité, Ce fut une imprudence. Ouais, rentrons-y.
AÏROLO(considérant la plante avec complaisance.) L'été Produit cela.
(Le Roi veut la lui prendre.)LE ROIVoyons. Est-ce une véronique ? Je suis très curieux de cette botanique.
AÏROLO(touchant de ses lèvres la plante.) Un coup de dent, c'est fait.
LE ROI(tâchant de la saisir.) Hé ! donne.
(Aïrolo ne lui laisse pas prendre le brin d'herbe et le respire avec une sorte d'ivresse.) Il est hideux!
AÏROLONotre âme est, monseigneur, une bohémienne, Une coureuse. Elle a le goût du changement. L'autre monde est-il beau, laid, gai, méchant, aimant? Je ne le connais pas ; aussi je le préfère. J'ai de ce globe assez, et cherche une autre sphère. Ici j'ai froid l'hiver, et l'été j'ai trop chaud. Je voudrais permuter avec un de là-haut. Je désire goûter le foin d'une autre étable, Aller voir si c'est grand et si c'est véritable, Et j'ai la vague soif du ciel mystérieux.
(Il continue d'aspirer amoureusement la plante.)LE ROI(à part.) Que vais-je devenir avec ce furieux ?
AÏROLO(souriant.) L'autre vie est pour moi comme une aube confuse…
LE ROI(à part.) Si je le faisais mettre aux fers ? — Bon! s'il refuse De manger? — II me tient, et je ne le tiens pas.
(Haut.) Chassons ces visions de tombe et de trépas. Il lui arrache la plante des mains. . Voyons, raisonne !
AÏROLOEnnuis pesants, plaisirs fugaces !
LE ROIVivre, ami, c'est jouir de tout.
AÏROLORoi, tu m'agaces. Je me tuerai. Coupons le chapitre final. Dieu pour utiliser le confessionnal, Inventa le péché. Donc ma faute est sa faute. Ne pouvant m'expliquer ce monde, je m'en ôte. En quatre mots, je hais la vie. Homme ! ad astra.
LE ROI(à part.) C'est un horrible fou qui m'assassinera.
AÏROLOVoilà, sire.
LE ROI(à part.) Épions quelque moment lucide.
(Aïrolo monte sur le parapet et mesure de l'œil le précipice.)AÏROLOQuel beau plongeon d'ici dans la mer !
LE ROIRégicide !
AÏROLOHein ?
(Le Roi se jette sur Aïrolo, l'empoigne au collet et l'arrache du parapet.)LE ROI(tendrement.) Mourir est affreux. Vis, cher Aïrolo. Songe à la profondeur effroyable de l'eau, Au refroidissement de la tombe lugubre, À l'horreur d'être spectre ! Ami, l'air est salubre, Le soleil luit, le nid éclôt dans le buisson, Tout est riant. Pourquoi mourir? Sois bon garçon.
(À part.) Ah ! quelle mine atroce ! et je suis dans sa serre !
(Haut, avec charme et caresse.) Je veux transfigurer en splendeur ta misère. Mes jours ne me sont pas plus sacrés que les tiens.
AÏROLOBah!
LE ROISi tu mourais, oui, je mourrais!
AÏROLOTiens ! tiens ! tiens !
(À part, en riant.) Le sortilège au roi donne cette berlue.
LE ROIVis ! je le veux. Vivons ! c'est chose résolue. Tu dois avoir beaucoup de talents. Moi le roi, Non, non, je ne veux pas qu'un homme tel que toi, Qu'un homme nécessaire à ses semblables, meure. Quand j'ai vu ton visage honnête tout à l'heure, Je ne sais quel éclair devant mes yeux passa, Que te dire ? Ton roi t'aime !
AÏROLOC'est comme ça ? Eh bien alors, j'ai faim!
(Il s'assoit sur une pierre.) Qu'on me dresse une table Copieuse, insensée, aimable, délectable. Je veux manger. Manger énormément.
LE ROIBravo ! Mangeons. À la bonne heure !
AÏROLOAyez du bœuf, du veau, Du mouton, du chapon, tout l'idéal !
LE ROIJ'abonde!
AÏROLO(aux soldats, aux valets et aux courtisans au fond du théâtre.) Servez !
(Le Roi leur fait signe d'obéir.) Que le gibier, peuplade vagabonde, S'abatte tout rôti dans des assiettes d'or ! Donnez tous vos oiseaux, de la grive au condor, De quoi faire au seigneur Polyphème une tourte, Bois où j'ai vu courir Diane en jupe courte! Que les monstres exquis nageant au gouffre amer Viennent, et pour la sauce abandonnent la mer ! Qu'un vin pur fasse fête aux poulardes friandes ! Et que de cet amas de fricots et de viandes, Du chaudron qui les bout, du fourneau qui les cuit, II sorte une fumée assez épaisse, ô nuit, Pour aller dans le ciel rougir les yeux des astres !
(Au roi.) Vous n'épargnerez point les doublons et les piastres Pour m'offrir dès ce soir un festin réussi.
LE ROIVoilà ce que j'appelle un bon vivant! Merci! Accepte en attendant cet en-cas.
(Les valets poussent du fond du massif sur le théâtre une grande estrade roulante exhaussée de trois degrés et portant une table. L'estrade occupe et masque une partie du fond du théâtre, et touche d'un côté au porche à double issue qui est à droite. Nappe de guipure à la table, tapis de velours à l'estrade. La table est magnifiquement servie. Vaisselle plate, aiguières d'or et d'argent, cristaux, pâtés, jambons, faisans, paons avec leurs queues, flacons et bouteilles. En même temps, entre une troupe de musiciens de la chambre du roi, qui se rangent avec leurs instruments derrière la table.)AÏROLO(regardant la table.) Pauvre.
LE ROIÉcoute, Je t'aime. Sois goulu. Vivons! Mange.
AÏROLO(à part.) Et toi, broute. Il est domestiqué supérieurement.
(Les valets apportent sur l'estrade un fauteuil pour Le Roi, et un tabouret qu'ils placent devant la table.)LE ROIVivons cent ans!
AÏROLO(à part.) Cent ans ! Scénario charmant. Mon roi devient mon groom. Je lui plais. Il frissonne De tendresse devant mon exquise personne. J'ai pour lui des rayons mêlés à mes cheveux. Je puis évidemment faire ce que je veux. Je suis Bacchus. Je mène un léopard en laisse, N'hésitons pas.
(Il monte sur l'estrade et s'assied sur le fauteuil royal.)LE ROI(à part.) Il prend le fauteuil, et me laisse Le tabouret! — C'est trop ! faisons-le pendre !
(Il ramasse la corde à terre. Aïrolo l'observe. Le Roi rêve.) Oui !
(Il laisse retomber la corde.) Non !
(Sourire d'Aïrolo.) Qui me décollera de ce vil compagnon?
(À Aïrolo, riant avec rage et faisant le geste d'en prendre son parti.) Prends place à mes côtés et dînons ! Autant rire. Je t'invite.
AÏROLO(se levant et saluant Le Roi.) Pardon. J'ai mes invités, sire.
LE ROISes invités !
AÏROLO(frappant du pied trois coups sur l'estrade. Au peuple.) Bourgeois, je frappe les trois coups. Ouvrez l'énormité de vos oreilles tous. Manants, et vous, soldats, chers assassins, silence! Je parle au nom du roi. Je lui fais violence En répandant le jour, du haut de ce buffet, Sur le tas d'actions excellentes qu'il fait. Aujourd'hui la vertu qu'il montre est belle, immense, Neuve, et n'a pas encor servi ; c'est la clémence. Ce bon roi nous gardait cette surprise. Il veut L'amnistie. Ainsi luit le soleil quand il pleut. Il m'a sauvé. Je suis en tête de sa liste. Et cependant, étant fort spiritualiste, Ça dérangeait mes plans de remordre au pain noir De l'homme, et je voulais souper chez Dieu ce soir. Mais bah! Vivons. Ayons les pieds chauds, l'esprit libre, Le cœur tendre ; il fait beau, l'eau frissonne, l'air vibre, Le bois chante, le ciel dans les feuillages verts Brille. Et sur ce, laquais, ajoutez deux couverts.
(Les laquais apportent deux chaises près du fauteuil.)LE ROIQue signifie ?
AÏROLOAttends. J'ai ma boîte à surprises Aussi moi.
(Aïrolo descend les marches de l'estrade en arrière de la table. Le Roi étonné le suit des yeux. Aïrolo disparaît du côté du porche couvert de lierre et dont on ne voit pas l'intérieur. Pantomime stupéfaite du roi. Aïrolo reparaît entre Lord Slada et Lady Janet. Lord Slada et Lady Janet, encore à demi endormis, pâles, défaillants, les yeux noyés de rêve et de sommeil, appuient chacun de son côté la tête sur une épaule d'Aïrolo. Ils suivent ses mouvements machinalement et presque sans rien voir. Il les fait monter avec lui tout chancelants sur l'estrade.)LE ROICiel !