Acte premier - Scène II



LE ROI DE MAN, MESS TITYRUS ; PAR INSTANTS, AÏROLO.
(Le Roi et Mess Tityrus viennent de la forêt du côté opposé à celui par où est sortie Zineb. Ils s'arrêtent en dehors du mur de clôture. Ils sont suivis à distance par le connétable de l'île et par une troupe d'archers qui s'arrêtent au fond du théâtre.)

LE ROI(à Mess Tityrus.)
Tu l'as Effrayé, non touché.

MESS TITYRUS
Je suis myope, hélas !

LE ROI
Cela fait un chasseur dont le gibier ricane.

MESS TITYRUS
Si vous l'eussiez visé de votre sarbacane, Sire, il tombait. Les rois ont les talents innés. La piste du pigeon nous a d'ailleurs menés Tout droit, bien que mon tir ait manqué de justesse, À ce cloître que veut surveiller votre altesse.(Il montre au roi la mine et désigne du doigt successivement les divers points du paysage.)
Voici l'endroit. De loin, sire, on le reconnaît. On voit là, sur un tertre, au milieu du genêt, Parmi les fleurs qu'avril dans les prés vient répandre, Un gibet.

LE ROI
C'est à moi.

MESS TITYRUS
L'homme qu'on mène pendre Passe là, sous ce mur, afin qu'un crucifix Tendu par quelque abbé qui l'appelle mon fils Lui puisse être au besoin offert du haut du cloître.(Montrant l'horizon.)
Ici la mer qu'au loin on voit croître et décroître.(Montrant la brèche du mur par où s'enfoncent les premières marches de l'escalier dans les rochers.)
Un escalier.(Il se penche.)
En bas une barque, pouvant, Si c'est le bon plaisir de monseigneur le vent, En deux heures porter les gens en Angleterre. La barque est au couvent. Murs noirs, lieu solitaire ; La fougère pour lit, un logis fort succinct ; (Montrant la statue.)
Et ce morceau de pierre est ce qu'on nomme un saint, L'été rayonne et rit dans la forêt voisine. Vous vouliez épouser, sire, votre cousine, Lady Janet ; Lady Janet, secrètement, Avait votre cousin, Lord Slada, pour amant. Tous deux ont pris la fuite, et depuis cet esclandre L'aurore a vu trois fois du fond des bois descendre La biche menant boire au lac ses jeunes faons ; Autrement dit, voilà trois jours que ces enfants, Entendant derrière eux gronder votre tonnerre, Sont venus se blottir chez ce saint qu'on vénère. Je comprends leur terreur ; vous êtes en courroux, Vous êtes amoureux et roi, vous êtes roux. Diable !

LE ROI(crispant les poings.)
Oh!

MESS TITYRUS(montrant le connétable et les archers.)
Vous faites peur, avec ce connétable Et ce tas d'alguazils de mine épouvantable. Ainsi Phébus, devant Jupiter, se sauva.

LE ROI(au connétable.)
Fais le guet dans le bois avec tes hommes. Va.
(Sortent le connétable et les archers.)

MESS TITYRUS(montrant le cloître.)
Sire, là sont cachés les tourtereaux rebelles. Cette église est un lieu d'asile. Lois fort belles ! Un voleur qui de meurtre et de sang se repaît, Qui s'évade, et qui veut franchir ce parapet, Est mort, s'il saute mal, et sauvé, s'il enjambe; Et l'on est innocent pourvu qu'on soit ingambe.(Paraît au-delà du mur d'enceinte Aïrolo. Face maigre et hardie. Beaucoup de cheveux. L'œil brillant. Pieds nus. Des haillons. Un hérissement jovial.)
Ce mur garde et défend le fuyard éperdu.(Mess Tityrus montre alternativement au roi les deux côtés de la muraille d'enceinte.)
Là, je suis imprenable ; ici, je suis pendu.
(Mess Tityrus franchit le parapet et entre dans l'enceinte. Le Roi y entre après lui.)

AÏROLO(désignant Mess Tityrus, à part.)
Tu parles bien. J'y vais faire aussi mon entrée.(Désignant derrière lui la partie du taillis où se sont enfoncés les archers et la suite du roi.)
Ma personnalité pourrait être empêtrée Dans ce bois. Trop d'archers. L'asile est un répit. Je m'y fourre.(Il enjambe le parapet.)
C'est fait.(Otant son bonnet devant la statue.)
Salut, saint décrépit!
(Il traverse le cimetière et sort par les arches du cloître sans être aperçu du roi ni de Mess Tityrus.)

LE ROI
Les rois n'existent pas tant qu'on a des asiles ! À quoi bon être lord de la mer et des îles ? Quoi ! moi, le maître, à qui tous disent : j'obéis ! Moi, qui descends des dieux et des loups du pays, Moi, qui de mes créneaux couvre toute la côte, Moi, roi de Man, ayant justice basse et haute, Moi, que la guerre emplit de son souffle fougueux, Parce qu'il a passé par la tête d'un gueux De marmotter jadis du latin sur ces pierres, Parce qu'un moine infect, en baissant les paupières, Un goupillon au poing, a craché son credo Sur ce mur aspergé de quelques gouttes d'eau, Parce que le passant, sorte de brute, épèle L'absurde mot Refuge au front de la chapelle, (Il montre la croix sur la chapelle.)
Je suis un tout-puissant frémissant d'impuissance ! Ma cousine Janet, avec son innocence, Et mon cousin Slada, grand garçon pâle et doux, Allons, becquetez-vous! c'est bien, adorez-vous ! Deux insolents ! dont l'un est la femme que j'aime ! Et parce qu'ils ont eu l'odieux stratagème De se sauver ici, d'échapper à ma dent, Je reste là, stupide ! — Est-ce assez impudent, À qui brave le roi Dieu vient prêter main-forte ! Maître partout ailleurs, devant ce seuil j'avorte. J'assiste à cet éden comme un Satan transi. Je regarde cet homme et cette femme ici Comme une sphère voit passer une autre sphère ! Quoique près, ils sont loin. Et, furieux, que faire ? Vingt archers sous la main qui ne servent à rien ! Triste, à l'attache, au pied de ce mur, comme un chien, Je me ronge les poings, et je perds la gageure, (II arrache une poignée de fleurs.)
Et j'écume, et ces fleurs me semblent une injure, Tandis qu'ainsi qu'Artus et la belle Euriant Ces amants, à travers les grands chênes, riant De moi, vile araignée engluée en sa toile, Contemplent le lever de quelque blanche étoile !

MESS TITYRUS
Mylord…

LE ROI
Conseille-moi, car je suis enragé.

MESS TITYRUS(s'inclinant.)
Mylord…

LE ROI
Parle.

MESS TITYRUS
Je suis joueur de flûte, et j'ai Pour fonction de mettre en musique le règne De votre altesse. Il sied que le peuple vous craigne ; Votre sceptre est un fouet, très habile, vraiment. Apprivoiser, c'est là tout le gouvernement ;

LE ROI
Imbécile ! Conseille-moi !

MESS TITYRUS
Mylord…

LE ROI
Mais, pardieu ! c'est facile. Je vais faire jeter cette masure à bas. Des pioches !

MESS TITYRUS
Roi, plaisirs, tournois, galas, combats, Vous pouvez vous donner toutes vos fantaisies, Le peuple paie. Ayez d'augustes frénésies, Régnez, mettez en croix sur la plus haute tour Qui vous voudrez ; prenez, pour la guerre ou l'amour, Les femmes aux maris et les maris aux femmes, Ayez une galère à cent paires de rames Et faites-y ramer vos sujets tour à tour, On se courbera. Mais si vous touchez un jour À l'église, à ses droits, à ce cloître inutile, Ah bien, c'est pour le coup que, dans toute cette île, On entendra sonner le tocsin jusqu'au ciel.

LE ROI
Tu dis vrai.

MESS TITYRUS
Roi, le peuple est miel, le prêtre est fiel. Soyez fort, mais prudent. Ne cherchez jamais noise, Aigle, à l'aspic, et, prince, à l'église sournoise ; Sinon, vous sentirez la piqûre.
(Le Roi et Mess Tityrus observent le cloître. Derrière eux, entre deux piliers, passe la tête d'Aïrolo. Le Roi et Mess Tityrus ne le voient pas.)

AÏROLO(à part, jetant les yeux autour de lui.)
Un hallier Bourru, dont, sauf erreur, voici le mobilier : Une sorcière, moi, deux amants mal à l'aise, Et la mer variable au bas de la falaise. Plus un roi pas content.

MESS TITYRUS(regardant le bois.)
Lieu de roucoulements.

AÏROLO(regardant le Roi.)
Comment faire à ce roi lâcher ces deux amants ?
(Il disparaît. On voit voleter dans les arbres un oiseau. C'est le pigeon guéri et lâché par Zineb qui passe à tire d'aile.)

MESS TITYRUS(l'apercevant.)
Le pigeon !

LE ROI
Le même ?

MESS TITYRUS
Oui.

LE ROI
C'est vrai, le même.— Tire

MESS TITYRUS
Après mon roi.
(Le Roi ajuste le pigeon de sa sarbacane et souffle. La balle part. Le pigeon continue de voler.)

LE ROI
Manqué !(Mess Tityrus vise le pigeon et lâche son coup de sarbacane. Le pigeon tombe.)
Touché. — Par toi.

MESS TITYRUS
Non, sire, Par vous. C'est votre coup.

LE ROI
J'admire qu'un ramier Ne tombe qu'au deuxième, étant mort du premier.

MESS TITYRUS
Effet de la grandeur des rois.

LE ROI
Soit.
(Mess Tityrus ramasse le pigeon tué, et aperçoit le papier qu'il a à la patte.)

MESS TITYRUS
Chose à lire ! L'oiseau vient de la ville en droite ligne, sire. Il portait un message.

LE ROI
Entre nos mains tombé, Heureusement. Lisons.

MESS TITYRUS(dépliant le papier et lisant.)
"De l'évêque à l'abbé."

LE ROI(lui arrachant le papier et lisant.)
"S'il touche à ton église, on touchera son trône." (Froissant le papier avec colère.)
Ah ! mon évêque ainsi me recommande au prône !

MESS TITYRUS
Et dire que le Roi doit vivre à côté d'eux !

LE ROI
Coupons l'intrigue net. Personne, hors nous deux, Ne connaît cette lettre arrêtée au passage. Supprimons-la.(Il déchire la lettre en mille morceaux qu'il jette au vent par-dessus le parapet.)
Jetons à la mer le message, Et mets dans ton carnier le messager.
(Mess Tityrus ouvre sa gibecière et y met le pigeon mort.)

MESS TITYRUS
Mylord, Vous l'avais-je bien dit ? altesse, avais-je tort ? Voulez-vous voir votre île en feu, fâchez les prêtres.

LE ROI
Mess Tityrus, veux-tu mon avis sur ces traîtres Qu'on nomme le clergé, sur ces tondus maudits, Sur leur Alléluia, sur leur De Profundis? Le voici : leur autel, tréteau ; leur Dieu, sornette. J'existe, moi.

MESS TITYRUS
Mylord, jugeant notre planète, J'estime qu'un seigneur équestre et carnassier, Flanqué de cent gaillards en chemise d'acier, Est plus que Jésus-Christ suivi des douze apôtres.

LE ROI
Douze pleutres. Je hais toutes ces patenôtres. Ne t'imagine pas que je sois un niais ! Si tu m'as cru pieux, tu me calomniais. Soyez crédules ; moi, je hausse les épaules. Je suis sans préjugés. Pour vous autres, vils drôles, La déesse Frigga, femme de l'ours Fenris, Est mon aïeule. Oui-da! c'est prouvé. Moi, j'en ris. De vos religions je m'évade, et j'échappe Au missel, au plain-chant, aux chasubles, au pape ; Je hais leur ciel, leur bible, et leur prétention De nous débarbouiller par la confession. Frappant la terre du pied en la regardant avec dédain. Moi, croire qu'on vous juge en cette catacombe ! Et que la mort écrit sur le seuil de la tombe : Essuyez en entrant vos pieds au paillasson! Contes ! fables ! Je suis sérieux, mon garçon. Je vis, c'est tout. Je n'ai nulle foi, pas la moindre, À l'éternel bon Dieu que le mourant voit poindre, Au Christ dont on nasille à mains jointes le nom,

MESS TITYRUS
C'est d'un sage.

LE ROI
Par exemple, un corbeau le soir, mauvais présage. Une vieille qui voit votre avenir, cela, J'y crois.

MESS TITYRUS
Et vous avez raison. L'énigme est là. Certes, sous le plafond des frênes et des ormes, Quand un cercle hurlant de spectres et de formes Tourne dans la clairière à minuit, sous leurs chants, Sous leurs appels affreux, sous leurs pas trébuchants, Une acceptation lugubre sort de l'ombre. Et l'enfant au loin meurt, et la barque au loin sombre Ils sont les noirs tyrans du gouffre et du désert ; On sent que le mystère intimidé les sert ; Au cimetière, champ que la mort sème et fauche, Une exsudation de fantômes s'ébauche ; Qui serait là verrait rôder parmi les croix Un pêle-mêle obscur de faces et de voix ; Et l'astre est dans la brume et l'âme est dans le trouble.

LE ROI
Vois-tu bien, l'homme est simple et le sorcier est double ; Seul il connaît le fond du verre que je bois. Il sait quel est le spectre intime de son bois. Il lui parle.

MESS TITYRUS
À propos, sire, on dit qu'il existe Dans le vaste inconnu de cette forêt triste Une femme tragique et puissante ; on prétend Qu'elle fait accourir la tempête en chantant. Ses regards monstrueux inquiètent l'abîme ; On voit parfois, la nuit, luire sur quelque cime Ses deux yeux lumineux et fixes, noirs témoins. On la nomme Zineb. Elle a cent ans au moins. Le serpent sous ses pieds glisse et n'ose la mordre.

LE ROI
Je sais, et je la fais chercher. J'ai donné l'ordre Qu'on me l'amène, et j'ai prescrit à mes baillis De la tirer un jour du fond de ce taillis, Tout en y ramassant quelques fagots pour elle. C'est une créature âpre et surnaturelle; Je l'ai vue une fois. Je voudrais qu'on la prît. J'aime ces êtres-là. Leur effrayant esprit S'ouvre sur l'avenir ainsi qu'une fenêtre. Vrai, je ne serais point fâché de la connaître, Mon cher, et j'aimerais la consulter un peu Avant de la mêler aux braises d'un bon feu.

MESS TITYRUS
Bien dit. De plus en plus, monseigneur, c'est d'un sage.

LE ROI(regardant du côté de la chapelle.)
Les voilà !

MESS TITYRUS
Qui ?

LE ROI
Janet ! Slada ! — Surcroît de rage ! Ils se sont mariés, mon cher, en arrivant !

MESS TITYRUS
C'est la loi qu'aux amants impose le couvent. L'asile est à ce prix. Autrement sous ces dalles Les vieux cercueils seraient troublés par des scandales, Et les têtes de morts n'aiment point les baisers. Des époux sont, du moins on l'espère, apaisés.

LE ROI
Janet me brave.

MESS TITYRUS
Au fait, la question est neuve. Elle est épouse, enfin !

LE ROI
Soit. Je la ferai veuve.

MESS TITYRUS
Cette solution arrange tout.
(Aïrolo survient derrière les piliers, s'arrête et écoute sans être vu.)

LE ROI(se frottant les mains avec rage.)
Je veux Qu'on parle un jour de moi chez nos derniers neveux Comme de Foulque Nère ou du roi Polynice ! Quand j'aurai Slada, car il faut qu'on en finisse, Par violence ou ruse, et de force ou de gré, Quand je l'aurai repris, car je le reprendrai, Je le fais condamner à mort par ma justice, Mais avant de mourir, je veux qu'on s'aplatisse, Je lui dirai : Slada, je te fais grâce. Alors, — C'est doux de revenir vivant de chez les morts, On n'a pas tous les jours pareille réussite, — Toutes les lâchetés d'un fat qui ressuscite, II les fera, baisant mes genoux, rassuré, Joyeux et vil ; et moi, tout à coup, je crierai : Imbécile! c'était pour rire. Qu'on le pende !

AÏROLO(à part,)
Bon roi !

MESS TITYRUS(avec déférence.)
Qu'il ait le cou coupé, s'il le demande.

LE ROI(après réflexion.)
Parce que nous avons le même grand-père. Oui.

MESS TITYRUS
C'est un droit dont toujours la noblesse a joui.

LE ROI
Lâcher, reprendre, ouvrir, puis refermer la pince, C'est ma manière. Ainsi je me sens maître et prince. Pour jouer de la sorte avec l'espoir, l'effroi, La mort, la vie, il faut, vois-tu bien, être roi.

AÏROLO(à part.)
Il suffit d'être tigre.
(Il continue sa marche et disparaît dans les recoins de la masure.)

LE ROI(se tournant vers le cloître.)
Ah ! je finirai, certes, Vil cloître, par broyer ton enceinte déserte, Infâme auberge ouverte au vassal fugitif !

MESS TITYRUS
Mylord, c'est une auberge, avec un correctif. Si quelque moine apporte aux gens, dans ce refuge, Un aliment quelconque, on le prend, on le juge ; Un verre d'eau tendu par-dessus le fossé Est puni. Cette auberge est un doux in-pace. Aux arbres pas de fruits ; dans l'enclos pas de sources.(Aïrolo reparaît au fond, épiant.)
Wulfe, un de vos aïeux, fut un prince à ressources. Il avait de l'esprit. Or, cet homme d'état, À prix d'argent, obtint des abbés qu'on plantât Partout dans cette enceinte un tas d'herbes sinistres. Les poisons que le diable inscrit sur ses registres Sont ici tous, s'offrant à la soif, à la faim. C'est très ingénieux, c'est élégant, c'est fin. Tenez, ces grappes d'or, c'est le napel. Mon hôte, Goûtez-y, vous mourrez ce soir. Est-ce ma faute ? Nulle brutalité. Cette église est un nid; Mais n'ayez appétit de rien.(Passant les broussailles en revue.)
Cet aconit Vous tuerait. N'allez pas porter à votre bouche Ce pépin, c'est l'archis qui brûle ce qu'il touche…

AÏROLO(à part.)
Botanique à noter. Ces gracieux détails Me captivent.

MESS TITYRUS(continuant.)
Au frais, croissent, sous ces portails, Les girolles; ce sont des plantes fort aiguës; Socrate aurait céans un bon choix de ciguës ; La scammonée, un lys que hait l'effroi public, Prospère en ce jardin parmi le basilic; Voici la mandragore avec la couleuvrée; Voici le stacte où boit la vipère enivrée ; De sorte qu'on se voit protégé par les nœuds D'un saint asile, orné d'arbustes vénéneux.(Aïrolo disparaît.)
On est fort bien ici; l'air est pur, l'ombre est noire. Condition : ne point manger, et ne point boire. À cela près, logis charmant. Pour déjeuner, La rosée, et, le soir, la lune pour dîner. Menu maigre. Ah! que l'homme a des passions folles ! Sire, ils doivent crever de faim.

LE ROI
Tu me consoles.

MESS TITYRUS
Crever !

LE ROI
En es-tu sûr? Tu flattes le tableau.

MESS TITYRUS
Non, crever ! Je maintiens le mot. Veut-on de l'eau ? Du pain ? Il faut se rendre. On est pris par famine.
(Lord Slada et Lady Janet, appuyés sur le bras l'un de l'autre, traversent lentement l'enclos des tombes. Ils passent sans voir le Roi ni Mess Tityrus. Mess Tityrus et le Roi les considèrent.)

LE ROI
Je leur trouve pourtant encor fort bonne mine !
(Sortent Lady Janet et Lord Slada.)

MESS TITYRUS(hochant la tête.)
Combien de temps peut vivre un couple d'amoureux Sans boire ni manger, cœur plein et ventre creux ?

LE ROI
Très longtemps.

MESS TITYRUS
Un soupir devient une dépense.

LE ROI
L'amour soutient.

MESS TITYRUS
Trois jours ! je les plains.

LE ROI
Mais j'y pense!
(Allant à la brèche du parapet.)

MESS TITYRUS
Je vous fais observer, ô monarque, Que c'est là justement l'appât et l'hameçon. Ce cloître est à deux fins, asile, mais prison. Cette barque amarrée à ce rocher vous tente, Vous descendez un pas, deux pas, sur cette pente, C'est fait, vous n'êtes plus dans l'asile. On vous prend.

LE ROI
Le risque de leur fuite est par ici fort grand ; Veillons.

MESS TITYRUS
Pour deux soldats la place est trop étroite, On n'en peut mettre qu'un. L'escarpement à droite, Le précipice à gauche. Il faut se tenir coi. Quel homme voulez-vous placer là, sire ?

LE ROI
Moi. Je m'y poste en personne, et je ne m'en rapporte Qu'à moi, mon cher, du soin de garder cette porte.

MESS TITYRUS
Parfait.

LE ROI
Je barre au moins l'escalier, ne pouvant Supprimer le bateau, puisqu'il est au couvent.
(Le Roi va à la brèche et examine attentivement l'escalier.)

MESS TITYRUS(sur le devant du théâtre, à part.)
Est-ce que je le hais, ce roi ? non. Donc je l'aime ? Point. Lui veux-je du bien ? Mais non. Du mal ? Pas même. Quand je le vois pencher d'un côté bête et noir, Je l'y pousse. Pour nuire au maître ? non. Pour voir. Je suis le chien sournois de ce lion inepte. Je n'ai pas de désir séditieux ; j'accepte Ce que le hasard fait contre lui; j'aide un peu. J'aime à le voir gros, gras, bien portant ; c'est mon vœu Qu'il soit riche; j'emplis derrière lui mon coffre; Seulement, chaque fois qu'une occasion s'offre, Je travaille à le rendre un peu plus idiot. Pourquoi? Pour me distraire. Ah! quel chef-d'œuvre, un sot ! Je le contemple avec le regard d'un artiste. Et, pour être très gai, je tâche qu'il soit triste. Je lui fais des tours. J'aime à berner mon prochain. Et puis, je prouve ainsi mon indépendance.

LE ROI(revenant.)
Que dis-tu ?

MESS TITYRUS
Rien, seigneur.

LE ROI
Ah! mon cher, je distille Le fiel.

MESS TITYRUS(à part.)
Moi, pas. Je suis un neutre à fond hostile.(Regardant à droite.)
Sire, ils viennent.

LE ROI
Sortons, et suis-moi. J'aime autant N'être pas vu.
(Ils sortent et descendent par l'escalier de rochers. Entrent par l'un des cintres ruinés du cloître, du côté de la chapelle, Lord Slada et Lady Janet.)

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