Acte premier - Scène IV



LORD SLADA, LADY JANET, AÏROLO.

AÏROLO
Voulez-vous me permettre Une observation ?(Saluant Lady Janet.)
Belle dame, (Saluant Lord Slada.)
Mon maître, (Se redressant.)
Vous avez tous les deux besoin de déjeuner.

LORD SLADA
Qu'est cet homme ?

AÏROLO
Quelqu'un qui vous voit rayonner, Oui, c'est le paradis de s'aimer de la sorte, Mais toutefois un peu de nourriture importe ; Vous êtes, j'en conviens, deux anges, mais aussi Deux estomacs ; daignez me concéder ceci. Paradis, mais terrestre. Adam voudrait, en somme, — Pardon! — sa côtelette; Eve voudrait sa pomme. Aimer est bon, manger est doux. Donc, tolérez, Pendant que vous rêvez et que vous soupirez, Que moi, l'habitué de la forêt voisine, L'homme froid, je m'occupe ici de la cuisine À propos, (Montrant les verdures à terre et sur les murailles.)
Sur cette herbe, où courent les faucheux, J'ai des renseignements complètement fâcheux. Tout poison. Ne goûtez à rien ici. D'emblée, Je vous dénonce, moi, cette flore endiablée.(Leur désignant les plantes çà et là.)
Lycoperdon. Bolet, qui vous glace le sang. (Montrant la forêt à Lord Slada et à lady Janet.)
On m'aime ici. Je puis, du moins je le complote, D'un lapin dévoué faire une gibelotte. Je vais dire à ce bois : Mon camarade, il faut Te mettre dans l'esprit que l'homme est un gerfaut. L'homme est vorace. Il est amoureux, mais il dîne. Donc permets qu'un pigeon devienne crapaudine. Donne-nous quelque oiseau de bonne volonté ; Pas trop maigre. Et ce bois intelligent, flatté D'être utile, indulgent, car lui-même il fut jeune, Fera ce qu'il pourra pour que l'amour déjeune. Ah ! qu'un verre de vin serait le bienvenu ! À jeun, moi j'ai l'esprit rêveur et saugrenu ; Je bois un coup, l'erreur s'en va, le faux se brise. Avez-vous remarqué cela? le vin dégrise. Laissez faire. Je vais chasser aux environs. N'eussions-nous que des noix, mordieu ! Nous mangerons.

LADY JANET
Cet homme m'a fait peur, mais il rit d'un bon rire.

LORD SLADA
Qu'es-tu ?

AÏROLO
Celui qui rôde. Un passant. Pour tout dire, Je suis pour les humains ce que, pardonnons-leur, En langage vulgaire ils nomment un voleur.(À Lady Janet. À Lord Slada.)
O la plus belle! ô sire aimable entre les sires ! Ayant un peu le temps de causer, vu les sbires Qui nous guettent, je vais, pour charmer vos ennuis, Vous dire de mon mieux qui je suis, si je puis.(Il se place entre eux deux et prend sous un de ses bras le bras de Lord Slada et sous l'autre le bras de Lady Janet.)
Mes bons amis, il est deux hommes sur la terre : Le roi, moi. Moi la tête, et lui le cimeterre. Je pense, il frappe. Il règne, on le sert à genoux ; Moi, j'erre dans les bois. Tout tremble autour de nous ; Autour de moi c'est l'arbre, autour de lui c'est l'homme, Le meilleur vin de Chypre emplit son vidrecome ; Moi, je bois au ruisseau dans le creux de ma main. Le roi fait toujours bien, moi toujours mal. Amen. Lui couronné, moi pris, nous marchons en cortège ; Chers, il vous persécute et moi je vous protège ; Le prince est la médaille, et je suis le revers ; Et nous sommes tous deux mangés des mêmes vers. Peut-être en ma caverne on fait un meilleur somme(À Lady Janet avec un sourire.)
Belle, Absolvez-moi. Je vis dans la loi naturelle ; Attentif après tout au chant des bois, bien plus Qu'aux voyageurs passant avec des sacs joufflus. Avril vient tous les ans me faire mon ménage. Faut-il vous compléter mon portrait ? Braconnage, C'est mon instinct. Pensif, je dédaigne de loin Le juge, plus le prêtre ; et je n'ai pas besoin De vos religions, je lis Dieu sans lunettes. J'aime les rossignols et les bergeronnettes. J'ignore si j'arrive et ne sais si je pars. Parfois dans le zéphir je me sens presque épars. Amants, soyez un feu ; je suis une fumée. Ma silhouette glisse et fond dans la ramée. Dans les chaleurs, quand juin met à sec le torrent, Au plus épais du bois je me glisse, espérant Surprendre le sommeil divin des nymphes lasses. De vagues nudités au fond des clairs espaces Que je verrais de loin, ou que je croirais voir, Me suffiraient, l'amour ne valant pas l'espoir. Je suis le néant, gai. Supposez une chose Qui n'est pas, et qui rit; c'est moi. Je me repose, Et laisse le bon Dieu piocher. Dévotement, J'écoute l'air, la pluie, et ce fier grondement Des brutes dans les champs, de l'autan dans la nue, Que la mer accompagne en basse continue; Le soir j'accroche un rêve à l'astre qui me luit, Clou de la panoplie immense de la nuit. Je songe, c'est beaucoup. Les fleurs, voilà mon faste. Si quelque détail cloche en ce monde si vaste, Je n'en triomphe point, tout en l'apercevant;(Jetant les yeux sur la végétation.)
Passereaux, j'ai le même bocage Que vous, et j'ai la même épouvante, la cage.(À Lord Slada.)
Mon patrimoine est mince. Errer dans les sentiers, C'est là mon seul talent; je plains mes héritiers. Voyons, que laisserai-je après moi?(Regardant autour de lui.)
Cette dune, Ces sapins, les roseaux, l'étang, le clair de lune, La falaise où le flot mouille les goémons, La source dans les puits, la neige sur les monts, Voilà tout ce que j'ai. Moi mort, si l'on défalque De tout cela de quoi payer le catafalque, II reste peu de chose. — Ah ! je vaux bien les rois, Car j'ai la liberté de rire au fond des bois. Mon chez-moi c'est l'espace, et Rien est ma patrie. Voyez-vous, la naissance est une loterie ; Le hasard fourre au sac sa main, vous voilà né. À ce tirage obscur la forêt m'a gagné. Joli lot. C'est ainsi que, parmi la bruyère Où Puck sert d'hippogriffe à la fée écuyère, Enfant et gnome, étant presque un faune, j'échus Comme concitoyen aux vieux arbres fourchus. Dans l'herbe, dans les fleurs de soleil pénétrées, Dans le ciel bleu, dans l'air doré, j'ai mes entrées. Sous mes yeux tout s'épouse, et sans gêne on s'unit, On s'accouple, le nid encourage le nid, Et la fauve forêt manque d'hypocrisie. Je suis l'âme sereine à qui Pan s'associe. Je suis tout seul, je suis tout nu, quel sort charmant ! Pourtant rien n'est complet. Vivre sans vêtement, Sans maison, sans voisin, à l'état de nature, Comme un lièvre orphelin cherchant sa nourriture, En plein désert, ayant pour outils ses dix doigts, Avec les animaux féroces, dans les bois, Cela même a parfois ses côtés incommodes. Mais, les oiseaux étant heureux, je suis leurs modes. La divine rosée éparse est le cadeau Que fait la fraîche aurore à ces gais buveurs d'eau. J'en bois comme eux. Comme eux je m'en grise, et je chante. Mais j'aime aussi du vin l'extase trébuchante. De temps en temps, je vais à la ville, en congé. Quant à mes qualités, je suis très goinfre, et j'ai Un comique grossier qui plaît aux basses classes. Je le sais pour avoir hanté les populaces. En somme, je médite, en regardant tantôt Dans les ronces, par terre, et dans le ciel là-haut; J'erre comme un chevreuil, comme un pinson je perche. L'homme ayant égaré le bonheur, je le cherche.

LORD SLADA
Pourquoi ?

AÏROLO
Voir un mur, ça m'agite.
@LORD SLADA ()(montrant l'espace autour d'eux.)
C'est un beau lieu pourtant. L'horizon enflammé, Les bois, la mer, le ciel…

AÏROLO
Ça sent le renfermé. On est captif ici. Cette enceinte me fâche. Protégé, mais coffré. Soit, le gibet me lâche, Mais la prison me tient, moi l'homme hasardeux. Entre deux objets laids, haïssables tous deux, C'est pour le plus voisin que j'ai le plus de haine. Après tout, j'aime autant la corde que la chaîne, Et la mort que la geôle. Un nœud qui pend d'un clou, Et qu'on serre une fois pour toutes à mon cou, Me délivre d'un tas de choses que j'évite. Cela dit, je m'en vais aux provisions.(Il enjambe le parapet.)
Vite !

LADY JANET
Mais, monsieur, vous risquez d'être pris.

AÏROLO
Et pendu.

LADY JANET
Pendu !

AÏROLO
Tout à fait. — Mais cela vous est bien dû. Vous êtes si charmants ! Vous me plaisez.

LORD SLADA
Non ! reste.

AÏROLO
Je vous rapporterai, couple frais et céleste, Tout à l'heure de quoi continuer d'aimer.
(Il saute par-dessus le parapet.)

LADY JANET
II part !

LORD SLADA
II n'entend pas se laisser affamer. C'est un bon diable. Il veut déjeuner.

LADY JANET
S'il s'en tire, Tout sera bien.

LORD SLADA
Je puis maintenant te le dire, Je me mourais de soif.

LADY JANET
Et moi de faim.

LORD SLADA
Des pas ! Viens.
(Ils entrent dans l'espèce de porche-cellule à droite, Lord Slada soulève les branches, Lady Janet se baisse et passe, les branches retombent, ils disparaissent. Entre Mess Tityrus, la sarbacane à la main, en guise de baguette de commandement. Il vient de l'escalier donnant sur la mer où il a accompagné le roi. Il fait de sa sarbacane un signe dans les massifs de verdure, comme s'il appelait quelqu'un.)

Autres textes de Victor Hugo

Les Misérables - Tome I : Fantine

Le Tome 1 de "Les Misérables", intitulé "Fantine", se concentre sur plusieurs personnages clés et thèmes qui posent les fondements du récit épique de Victor Hugo. Le livre s'ouvre sur...

Les Contemplations - Au bord de l'infini

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîmeQui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cimeÉtait là, morne, immense ; et rien n’y remuait.Je me sentais perdu dans l’infini...

Les Contemplations - En marche

Et toi, son frère, sois le frère de mes fils.Cœur fier, qui du destin relèves les défis,Suis à côté de moi la voie inexorable.Que ta mère au front gris soit...

Les Contemplations - Pauca Meae

Pure innocence ! Vertu sainte !Ô les deux sommets d’ici-bas !Où croissent, sans ombre et sans crainte,Les deux palmes des deux combats !Palme du combat Ignorance !Palme du combat Vérité...

Les Contemplations - Les luttes et les rêves

Un soir, dans le chemin je vis passer un hommeVêtu d’un grand manteau comme un consul de Rome,Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux.Ce passant s’arrêta, fixant...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024