Acte deuxième - Scène II



ZINEB, LE ROI, MESS TITYRUS.

LE ROI(à Mess Tityrus.)
Zineb ! la vieille des forêts ! C'est elle ! c'est Zineb.

MESS TITYRUS
Zineb !

LE ROI
Certes !

MESS TITYRUS
Alors, sire, Le tête-à-tête heureux que votre cœur désire, Vous l'avez. Parlez-lui.

LE ROI
Je vais l'interroger. Le sort est la maison sinistre du danger. Zineb peut m'entr'ouvrir la porte condamnée, Je veux qu'elle me dise un peu ma destinée. Mon avenir, voilà ce que je veux savoir.

MESS TITYRUS
Vous êtes un pouvoir qui rencontre un pouvoir, Ce sera curieux.

LE ROI
Elle a fui dans l'asile, Elle aussi. Le hasard me sert.(Il fait un pas vers Zineb.)
Hé ! vieille psylle !(À Mess Tityrus.)
Leur parler durement est le meilleur moyen. Le démon ne répond qu'intimidé.(À Zineb qui ne semble pas le voir.)
Fort bien ! Es-tu sourde ? sorcière en ruine ! Masure ! Tu te tais ! Je te vais faire prendre mesure D'un brodequin qui fait bavarder les muets.(Zineb se recouche sous la voûte, sa ns lui répondre et sans le regarder.)
Les filles vont aux prés et cueillent des bleuets ; Tu vas dans les tombeaux, toi, la voleuse d'âmes, Et, parmi les rois noirs, parmi les sombres dames, Tu rôdes dans l'horreur nocturne des sabbats. Moi qui commande en haut à toi rampant en bas, Je parle, et je t'adjure, ô monstre, et je t'ordonne De répondre ! Sinon, infernale madone, Crains ma colère! on peut te saisir même ici! Car l'église t'abhorre, affreux cœur endurci, Stryge que le hibou cherche en son vol oblique ! Et souviens-toi qu'il est une place publique Où les êtres à qui le démon s'accoupla Sont traînés, tout souillés de leur crime, et que là, À leur chair, à leur âme, à leur nudité noire, On donne un chaudron d'huile ardente pour baignoire. Tremble ! Répondras-tu ? dis !
@ZINEB ()(détournant la tête.)
Tu perds tes clameurs. Tu ne peux rien pour moi ni contre moi. Je meurs.

LE ROI
Vieille, veux-tu de l'or ? Je suis riche.

ZINEB
Une morte Est plus riche que toi.

LE ROI
Je suis puissant.

ZINEB
Qu'importe !

LE ROI
Je suis le roi.
@ZINEB ()(en sursaut.)
Le roi !(Elle se dresse sur son séant et le considère attentivement.)
C'est le roi !(Au roi.)
Tu venais Chasser dans mes halliers, et je te reconnais.(Le regardant en face.)
Roi, je ne te crains pas.

LE ROI(bas à Mess Tityrus.)
Et moi, je la redoute.

ZINEB
Est-ce donc que tu veux me consulter ?

LE ROI
Sans doute.
@ZINEB ()(à part.)
Ah ! C'est le roi.

LE ROI
Veux-tu répondre ?

ZINEB
Oui, par pitié.

LE ROI
Pitié, soit. Connais-tu le destin?

ZINEB
À moitié.(Se recueillant.)
De tout je sais la fin et j'ignore la cause. Roi, que veux-tu de moi ? dis.

LE ROI
Le vrai.

ZINEB
Peu de chose. Le Vrai sur cette terre, obscure désormais, S'est nommé tour à tour Ammon, Moïse, Hermès,

LE ROI
Qu'es-tu pour le savoir?

ZINEB
Sa veuve. Qu'attends-tu de moi ? parle.

LE ROI
Avant tout, une épreuve.(À Mess Tityrus.)
Je ne me livre pas légèrement, d'abord.

MESS TITYRUS
C'est sage.
(Le Roi fouille dans le carnier de Mess Tityrus, en retire le pigeon, et le présente à Zineb.)

LE ROI
Que vois-tu, vieille, en cet oiseau mort ?
@ZINEB ()(considérant l'oiseau, entre ses dents, presque à voix basse, sans regarder le Roi.)
"S'il touche à ton église, on touchera son trône."

LE ROI(reculant.)
Jamais pythie à Delphe, ou stryge à Babylone, Ne fut plus formidable !(À Mess Tityrus.)
Elle sait tout ! Je voi L'esprit de cette femme entr'ouvert devant moi Comme un gouffre. En ses yeux l'Inconnu semble luire…

MESS TITYRUS
Chose qu'on ne peut trop admirer, pour produire De tels effets, si nets, si clairs, si concluants, Il suffit de hanter un peu les chats-huants.

LE ROI(à Zineb.)
O monstre! connais-tu mon avenir ?

ZINEB
Oui

LE ROI
Psylle, Dis le moi !

ZINEB
Je veux bien.
(Le Roi se penche vers elle avec anxiété et épouvante. Elle lui prend la main, et y regarde.)

LE ROI
Parle !
@ZINEB ()(levant la tête.)
Lord de cette île, Écoute.

LE ROI(bas à Mess Tityrus.)
J'ai peur.

ZINEB
Roi!…

LE ROI(à Mess Tityrus.)
Soutiens-la dans tes bras.(Mess Tityrus entoure Zineb de ses bras avec une sorte d'horreur. Le Roi se penche sur Zineb qui examine de nouveau sa main.)
Parle !
@ZINEB ()(laissant retomber la main du roi et le regardant fixement.)
Le premier homme, ô roi, que tu verras Passer avec les mains derrière le dos, sire…
(Sa voix, d'abord ferme, s'affaiblit.)

LE ROI
Achève !

ZINEB
Tu vivras autant que lui. — J'expire. — Quand cet homme mourra, tu mourras.(Mess Tityrus la laisse retomber. —D'une voix éteinte.)
Oh! partir! C'est doux.
(Elle meurt.)

LE ROI(pensif, à pan.)
Qui meurt n'a pas d'intérêt à mentir.

MESS TITYRUS(tâtant le cœur de Zineb.)
Sire, elle est morte.

LE ROI
Bien.(Montrant le cadavre.)
Dehors ! et qu'on l'enterre ! Elle a parlé de force…

MESS TITYRUS
Elle voulait se taire…

LE ROI
Donc, c'est un oracle.

MESS TITYRUS
Oui.

LE ROI
Voici ce qu'elle a dit, Car il ne faudrait pas que cela se perdît. Elle en savait plus long que le pape de Rome. Aide-moi. Pesons bien les mots. — Le premier homme Que je verrai…

MESS TITYRUS
Que vous verrez…

LE ROI
Ayant les mains Derrière le dos…

MESS TITYRUS
Oui.

LE ROI
Passer par les chemins, Je vivrai juste autant que cet homme-là. Diable ! Et, lui mort, je mourrai. C'est irrémédiable. Voilà mon sort fixé. Je n'y puis rien changer. C'est dit. Le genre humain ne m'est plus étranger. Je sens qu'un fil me lie à la sombre nature.(Se penchant sur Zineb morte.)
C'était la prophétesse, et c'est la pourriture. Ce que c'est que la mort! Diable, ne mourons point. Mais quel est donc cet homme à qui le sort me joint ? J'ai peur. Après tout, vivre est notre vraie envie. Vivre d'abord. S'il est question de la vie, Tout est simplifié.(À Mess Tityrus.)
Vois-tu, je m'aperçoi Que ce qu'on aime, au fond, toujours, c'est d'abord soi. On se croit amoureux, mon cher, on n'est que bête. Voilà de la clarté subite ! Oui-da, ma tête, Primo ; tout, femme, amour, recule au second plan. Pourtant, ces étourneaux dont je suis le milan, Et sur qui j'ai les yeux fixés, il faut qu'ils meurent.(Il reste un moment absorbé, regardant Zineb.)
Les sinistres frissons du sépulcre m'effleurent ! Viennent-ils — oh ! j'ai froid comme si j'étais nu — De cette femme morte, ou de l'homme inconnu?(Montrant Zineb.)
Emportez donc cela!(Mess Tityrus fait un signe au-dehors. Entrent les deux valets. Ils prennent le cadavre, l'un par les pieds, l'autre par la tête, et l'emportent. Rêveur.)
Le premier homme…
(Mess Tityrus, qui a accompagné jusqu'à la sortie les valets portant la morte, revient le long du parapet, et tout à coup s'arrête.)

MESS TITYRUS(regardant par-dessus le mur d'enceinte, du côté de la forêt.)
Oh ! diantre !

LE ROI
Quoi ?

MESS TITYRUS
Là, dans le ravin, mylord…
(Le Roi court au parapet, et regarde dans la même direction que Mess Tityrus.)

LE ROI
Un cortège entre…

MESS TITYRUS
Menant un prisonnier…

LE ROI
Ça vient de ce côté.

MESS TITYRUS
Sire, de la façon dont il est garrotté…

LE ROI
C'est l'homme! Il a les mains derrière le dos ! Juste!

MESS TITYRUS
Mêler cet être infâme à votre vie auguste, De vous et de lui faire un même coup de dé, C'est de la part de Dieu, sire, un sot procédé.

LE ROI
Pas d'astre à qui le sort ne jette de la cendre !

MESS TITYRUS
Vous n'avez pas longtemps à vivre ; on va le pendre.

LE ROI(aux archers, par-dessus le parapet.)
Halte !(À Mess Tityrus.)
Il a l'air robuste et solide.

MESS TITYRUS(à part.)
Et rusé.(Haut.)
Les soldats font la haie, et tout est disposé Pour qu'on puisse arriver au gibet sans encombre.
(Débouche un cortège de potence. Longue file d'archers, l'épée nue et le mousquet haut. Au milieu des archers, un homme, la corde au cou, les mains liées derrière le dos. C'est Aïrolo. Un moine est près de lui, qui porte un crucifix. On les voit tous à mi-corps pardessus le parapet. Le cortège défile dans le chemin creux qui longe extérieurement l'enceinte de l'asile. Ces archers sont les mêmes qui escortaient Le Roi à son entrée. Aïrolo a la plume de héron à son chapeau.)

LE ROI(penché sur le mur d'enceinte et haussant la voix.)
Halte !
(Le cortège s'arrête. Aïrolo se tourne vers le Roi.)

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