JOURNEE 3 - SCENE 1



(Salle de l'intérieur de la tour de Londres. Voûte ogive soutenue par de gros piliers. à droite et à gauche, les deux portes basses de deux cachots. à droite, une lucarne qui est censée donner sur la Tamise. à gauche, une lucarne qui est censée donner sur les rues. De chaque côté, une porte masquée dans le mur. Au fond, une galerie avec une sorte de grand balcon fermé par des vitraux et donnant sur les cours extérieures de la tour.)

Gilbert
Eh bien ?

Joshua
Hélas !

Gilbert
Plus d'espoir ?

Joshua
Plus d'espoir !
(Gilbert va à la fenêtre.)
Oh ! Tu ne verras rien de la fenêtre !

Gilbert
Tu t'es informé, n'est-ce pas ?

Joshua
Je ne suis que trop sûr !

Gilbert
C'est pour Fabiani ?

Joshua
C'est pour Fabiani.

Gilbert
Que cet homme est heureux ! Malédiction sur moi !

Joshua
Pauvre Gilbert ! Ton tour viendra. Aujourd'hui c'est lui, demain ce sera toi.

Gilbert
Que veux-tu dire ? Nous ne nous entendons pas. De quoi me parles-tu ?

Joshua
De l'échafaud qu'on dresse en ce moment.

Gilbert
Et moi, je te parle de Jane !

Joshua
De Jane !

Gilbert
Oui, de Jane ! De Jane seulement ! Que m'importe le reste ! Tu as donc tout oublié, toi ? Tu ne te souviens donc plus que depuis un mois, collé aux barreaux de mon cachot d'où l'on aperçoit la rue, je la vois rôder sans cesse, pâle et en deuil, au pied de cette tourelle qui renferme deux hommes, Fabiani et moi ? Tu ne te rappelles donc plus mes angoisses, mes doutes, mes incertitudes ? Pour lequel des deux vient-elle ? Je me fais cette question nuit et jour, pauvre misérable ! Je te l'ai faite à toi-même, Joshua, et tu m'avais promis hier au soir de tâcher de la voir et de lui parler. Oh ! Dis ! Sais-tu quelque chose ? Est-ce pour moi qu'elle vient ou pour Fabiani ?

Joshua
J'ai su que Fabiani devait décidément être décapité aujourd'hui, et toi, demain, et j'avoue que depuis ce moment-là je suis comme fou, Gilbert. L'échafaud a fait sortir Jane de mon esprit. Ta mort…

Gilbert
Ma mort ! Qu'entends-tu par ce mot ? Ma mort, c'est que Jane ne m'aime plus. Du jour où je n'ai plus été aimé, j'ai été mort.
Oh ! Vraiment mort, Joshua ! Ce qui survit de moi depuis ce temps, ne vaut pas la peine qu'on prendra demain. Oh ! Vois-tu,
tu ne te fais pas d'idée de ce que c'est qu'un homme qui aime ! Si l'on m'avait dit il y a deux mois : —Jane, votre Jane sans
tache, votre Jane si pure, votre amour, votre orgueil, votre lis, votre trésor, Jane se donnera à un autre. En voudrez-vous après ?
j'aurais dit : non ! Je n'en voudrai pas ! Plutôt mille fois la mort pour elle et pour moi ! Et j'aurais foulé sous mes pieds celui qui m'eût parlé ainsi. — eh bien si, j'en veux ! —aujourd'hui, vois-tu bien, Jane n'est plus la Jane sans tache qui avait mon adoration, la Jane dont j'osais à peine effleurer le front de mes lèvres, Jane s'est donnée à un autre, à un misérable, je le sais, eh bien ! C'est égal, je l'aime. J'ai le cœur brisé ; mais je l'aime. Je baiserais le bas de sa robe, et je lui demanderais pardon si elle voulait de moi. Elle serait dans le ruisseau de la rue avec celles qui y sont que je la ramasserais là, et que je la serrerais sur mon cœur, Joshua ! Joshua ! Je donnerais, non cent ans de vie, puisque je n'ai plus qu'un jour, mais l'éternité que j'aurai demain, pour la voir me sourire encore une fois, une seule fois avant ma mort, et me dire ce mot adoré qu'elle me disait autrefois je t'aime ! Joshua ! Joshua ! C'est comme cela le cœur d'un homme qui aime. Vous croyez que vous tuerez la femme qui vous trompe ? Non, vous ne la tuerez pas, vous vous coucherez à ses pieds après comme avant, seulement vous serez triste. Tu me trouves faible ! Qu'est-ce que j'aurais gagné, moi, à tuer Jane ? Oh ! J'ai le cœur plein d'idées insupportables. Oh ! Si elle m'aimait encore, que m'importe tout ce qu'elle a fait ! Mais elle aime Fabiani ! Mais elle aime Fabiani ! C'est pour Fabiani qu'elle vient ! Il y a une chose certaine, c'est que je voudrais mourir ! Aie pitié de moi, Joshua !

Joshua
Fabiani sera mis à mort aujourd'hui.

Gilbert
Et moi demain.

Joshua
Dieu est au bout de tout.

Gilbert
Aujourd'hui je serai vengé de lui. Demain il sera vengé de moi.

Joshua
Mon frère, voici le second constable de la tour, maître Éneas Dulverton. Il faut rentrer. Mon frère, je te reverrai ce soir.

Gilbert
Oh ! Mourir sans être aimé ! Mourir sans être pleuré ! Jane !… Jane !… Jane !…
(il rentre dans le cachot.)

Joshua
Pauvre Gilbert ! Mon dieu ! Qui m'eût jamais dit que ce qui arrive arriverait ?
(Il sort. —entrent Simon Renard et Maître Éneas.)

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