JOURNEE 2 - SCENE 7


Gilbert (de l'intérieur du cachot.)
Que me veut-on ?
(Il paraît sur le seuil, aperçoit Jane, et s'appuie tout chancelant contre le mur.)
Jane ! Lady Jane Talbot !

Jane (à genoux, sans lever les yeux sur lui.)
Gilbert ! Je viens vous sauver.

Gilbert
Me sauver !

Jane
Écoutez. Ayez pitié, ne m'accablez pas. Je sais tout ce que vous allez me dire. C'est juste ; mais ne me le dites pas.
Il faut que je vous sauve. Tout est préparé. L'évasion est sûre. Laissez-vous sauver par moi comme par un autre.
Je ne demande rien de plus. Vous ne me connaîtrez plus ensuite. Vous ne saurez plus qui je suis. Ne me pardonnez pas,
mais laissez-moi vous sauver. Voulez-vous ?

Gilbert
Merci ; mais c'est inutile. à quoi bon vouloir sauver ma vie, lady Jane, si vous ne m'aimez plus ?

Jane (avec joie.)
Oh ! Gilbert ! Est-ce bien en effet cela que vous me demandez ? Gilbert ! Est-ce que vous daignez vous occuper encore de ce qui se passe dans le cœur de la pauvre fille ? Gilbert ! Est-ce que l'amour que je puis avoir pour quelqu'un vous intéresse encore et vous paraît valoir la peine que vous vous en informiez ? Oh ! Je croyais que cela vous était bien égal, et que vous me méprisiez trop pour vous inquiéter de ce que je faisais de mon cœur. Gilbert ! Si vous saviez quel effet me font les paroles que vous venez de me dire. C'est un rayon de soleil bien inattendu dans ma nuit, allez ! Oh ! écoutez-moi donc, alors !
Si j'osais encore m'approcher de vous, si j'osais toucher vos vêtements, si j'osais prendre votre main dans les miennes,
si j'osais encore lever les yeux vers vous et vers le ciel, comme autrefois, savez-vous ce que je vous dirais, à genoux,
prosternée, pleurant sur vos pieds, avec des sanglots dans la bouche et la joie des anges dans le cœur ?
Je vous dirais : Gilbert, je t'aime !

Gilbert (la saisissant dans ses bras avec emportement.)
Tu m'aimes !

Jane
Oui, je t'aime !

Gilbert
Tu m'aimes ! Elle m'aime, mon dieu ! C'est bien vrai, c'est bien elle qui me le dit, c'est bien sa bouche qui a parlé, dieu du ciel !

Jane
Mon Gilbert !

Gilbert
Tu as tout préparé pour mon évasion, dis-tu ? Vite ! Vite ! La vie ! Je veux la vie, Jane m'aime !
Cette voûte s'appuie sur ma tête et l'écrase. J'ai besoin d'air. Je meurs ici. Fuyons vite !
Viens-nous-en, Jane ! Je veux vivre, moi ! Je suis aimé.

Jane
Pas encore. Il faut un bateau. Il faut attendre la nuit. Mais sois tranquille, tu es sauvé. Avant une heure, nous serons dehors.
La Reine est à la maison de ville, et ne reviendra pas de sitôt. Je suis maîtresse ici. Je t'expliquerai tout cela.

Gilbert
Une heure d'attente, c'est bien long. Oh ! Il me tarde de ressaisir la vie et le bonheur ! Jane, Jane ! Tu es là !
Je vivrai ! Tu m'aimes ! Je reviens de l'enfer ! Retiens-moi, je ferais quelques folies, vois-tu. Je rirais, je chanterais.
Tu m'aimes donc ?

Jane
Oui ! Je t'aime ! Oui, je t'aime ! Et vois-tu, Gilbert, crois-moi bien, ceci est la vérité comme au lit de la mort, je n'ai jamais aimé que toi ! Même dans ma faute, même au fond de mon crime, je t'aimais ! à peine ai-je été tombée aux bras du démon qui m'a perdue, que j'ai pleuré mon ange !

Gilbert
Oublié ! Pardonné ! Ne parle plus de cela, Jane. Oh ! Que m'importe le passé ! Qui est-ce qui résisterait à ta voix !
Qui est-ce qui ferait autrement que moi ! Oh oui ! Je te pardonne bien tout, mon enfant bien aimé ! Le fond de l'amour,
c'est l'indulgence, c'est le pardon. Jane, la jalousie et le désespoir ont brûlé les larmes dans mes yeux. Mais je te pardonne,
mais je te remercie, mais tu es pour moi la seule chose vraiment rayonnante de ce monde, mais à chaque mot que tu prononces,
je sens une douleur mourir et une joie naître dans mon âme ! Jane ! Relevez votre tête, tenez-vous droite là, et regardez-moi.
Je vous dis que vous êtes mon enfant.

Jane
Toujours généreux ! Toujours ! Mon Gilbert bien aimé !

Gilbert
Oh ! Je voudrais être déjà dehors, en fuite, bien loin, libre avec toi ! Oh ! Cette nuit qui ne vient pas !
le bateau n'est pas là. — Jane ! Nous quitterons Londres tout de suite, cette nuit. Nous quitterons l'Angleterre.
Nous irons à Venise. Ceux de mon métier gagnent beaucoup d'argent là. Tu seras à moi… — oh ! Mon dieu ! Je suis insensé,
j'oubliais quel nom tu portes ! Il est trop beau, Jane !

Jane
Que veux-tu dire ?

Gilbert
Fille de lord Talbot.

Jane
J'en sais un plus beau.

Gilbert
Lequel ?

Jane
Femme de l'ouvrier Gilbert.

Gilbert
Jane !…

Jane
Oh non ! Oh ! Ne crois pas que je te demande cela. Oh ! Je sais bien que j'en suis indigne. Je ne lèverai pas mes yeux si haut ; je n'abuserai pas à ce point du pardon. Le pauvre ciseleur Gilbert ne se mésalliera pas avec la comtesse de Waterford.
Non, je te suivrai, je t'aimerai, je ne te quitterai jamais. Je me coucherai le jour à tes pieds, la nuit à ta porte.
Je te regarderai travailler, je t'aiderai, je te donnerai ce qu'il te faudra. Je serai pour toi quelque chose de moins qu'une sœur,
quelque chose de plus qu'un chien. Et si tu te maries, Gilbert, car il plaira à Dieu que tu finisses par trouver une femme pure et
sans tache, et digne de toi, — eh bien ! Si tu te maries, et si ta femme est bonne, et si elle veut bien, je serai la servante de
ta femme. Si elle ne veut pas de moi, je m'en irai, j'irai mourir où je pourrai. Je ne te quitterai que dans ce cas-là. Si tu ne te maries pas, je resterai près de toi, je serai bien douce et bien résignée, tu verras ; et si l'on pense mal de me voir avec toi, on pensera ce qu'on voudra. Je n'ai plus à rougir, moi, vois-tu ? Je suis une pauvre fille.

Gilbert (tombant à ses pieds.)
Tu es un ange ! Tu es ma femme !

Jane
Ta femme ! Tu ne pardonnes donc que comme Dieu, en purifiant ? Ah ! Sois béni, Gilbert, de me mettre cette couronne sur le front.
(Gilbert se relève et la serre dans ses bras. Pendant qu'ils se tiennent étroitement embrassés, Joshua vient prendre la main de Jane.)

Joshua
C'est Joshua, lady Jane.

Gilbert
Bon Joshua !

Joshua
Tout à l'heure vous ne m'avez pas reconnu.

Jane
Ah ! C'est que c'est par lu i que je devais commencer.
(Joshua lui baise les mains.)

Gilbert (la serrant dans ses bras.)
Mais quel bonheur ! Mais est-ce que c'est bien réel tout ce bonheur-là ?
(Depuis quelques instants, on entend au dehors un bruit éloigné, des cris confus, un tumulte. Le jour baisse.)

Joshua
Qu'est-ce que c'est que ce bruit ?
(Il va à la fenêtre qui donne sur la rue.)

Jane
Oh ! Mon dieu ! Pourvu qu'il n'aille rien arriver !

Joshua
Une grande foule là-bas. Des pioches ; des piques ; des torches. Les pensionnaires de La Reine à cheval et en bataille.
Tout cela vient par ici. Quels cris ! Ah diable ! On dirait une émeute de populaire.

Jane
Pourvu que ce ne soit pas contre Gilbert !(Cris éloignés.)
 :
Fabiani ! Mort à Fabiani !

Jane
Entendez-vous ?

Joshua
Oui.

Jane
Que disent-ils ?

Joshua
Je ne distingue pas.
Ah ! Mon dieu ! Mon dieu !
(Entrent précipitamment par la porte masquée maître Éneas et un batelier.)

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