JOURNEE 1 - SCENE 7


Fabiani (revenant.)
Qui va là ?

Gilbert
On vient d'assassiner un homme.

Fabiani
Non, un juif.

Gilbert
Qui a tué cet homme ?

Fabiani
Pardieu ! Vous ou moi.

Gilbert
Monsieur !…

Fabiani
Pas de témoins. Un cadavre à terre. Deux hommes à côté. Lequel est l'assassin ? Rien ne prouve que ce soit l'un plutôt que l'autre, moi plutôt que vous.

Gilbert
Misérable ! L'assassin, c'est vous.

Fabiani
Eh bien oui, au fait ! C'est moi. Après ?

Gilbert
Je vais appeler les constables.

Fabiani
Vous allez m'aider à jeter le corps à l'eau.

Gilbert
Je vous ferai arrêter et punir.

Fabiani
Vous m'aiderez à jeter le corps à l'eau.

Gilbert
Vous êtes impudent ! Croyez-moi, effaçons toute trace de ceci, vous y êtes plus intéressé que moi.

Gilbert
Voilà qui est fort !

Fabiani
Un de nous deux a fait le coup. Moi, je suis un grand seigneur, un noble lord. Vous, vous êtes un passant, un manant, un homme du peuple. Un gentilhomme qui tue un juif paie quatre sous d'amende. Un homme du peuple qui en tue un autre est pendu.

Gilbert
Vous oseriez ?…

Fabiani
Si vous me dénoncez, je vous dénonce. On me croira plutôt que vous. En tout cas, les chances sont inégales. Quatre sous d'amende pour moi, la potence pour vous.

Gilbert
Pas de témoins ! Pas de preuves ! Oh ! Ma tête s'égare. Le misérable me tient, il a raison.

Fabiani
Vous aiderai-je à jeter le cadavre à l'eau ?

Gilbert
Vous êtes le démon !

Fabiani(Gilbert prend le corps par la tête, Fabiano par les pieds ; ils le portent jusqu'au parapet.)
Oui. Ma foi, mon cher, je ne sais plus au juste lequel de nous deux a tué cet homme. (Ils descendent derrière le parapet.)

Fabiani (reparaissant)
Voilà qui est fait. Bonne nuit, mon camarade, allez à vos affaires.(Il se dirige vers la maison et se retourne, voyant que Gilbert le suit.)
Hé bien ! Que voulez-vous ? Quelque argent pour votre peine ? En conscience, je ne vous dois rien ; mais, tenez. (Il donne sa bourse à Gilbert, dont le premier mouvement est un geste de refus, et qui accepte ensuite de l'air d'un homme qui se ravise.)
Maintenant, allez-vous-en. Hé bien ! Qu'attendez-vous encore ?

Gilbert
Rien.

Fabiani
ma foi, restez là si bon vous semble. À vous la belle étoile, à moi la belle fille. Dieu vous garde.
(Il se dirige vers la porte de la maison et paraît se disposer à l'ouvrir.)

Gilbert
Où allez-vous ainsi ?

Fabiani
pardieu ! Chez moi.

Gilbert
Comment, chez vous ?

Fabiani
Oui.

Gilbert
Quel est celui de nous deux qui rêve ? Vous me disiez tout à l'heure que l'assassin du juif c'était moi, vous me dites à présent que cette maison-ci est la vôtre.

Fabiani
Ou celle de ma maîtresse, ce qui revient au même.

Gilbert
Répétez-moi ce que vous venez de dire.

Fabiani
Je dis, l'ami, puisque vous voulez le savoir, que cette maison est celle d'une belle fille nommée Jane, qui est ma maîtresse.

Gilbert
Et moi, je dis, mylord, que tu mens ! Je dis que tu es un faussaire et un assassin, je dis que ta mère a été souffletée en place publique par le bourreau, et que je prendrai ta tête entre mes deux mains, vois-tu, et que je te couperai ta langue avec tes dents !

Fabiani
Là, là. Quel est ce diable d'homme ?

Gilbert
Je suis Gilbert le ciseleur. Jane est ma fiancée.

Fabiani
Et moi, je suis le chevalier Amyas Pawlett. Jane est ma maîtresse.

Gilbert
Tu mens, te dis-je, tu es Lord Clanbrassil, le favori de La Reine. Imbécile qui croit que je ne sais pas cela !

Fabiani (à part.)
Tout le monde me connaît donc cette nuit ! Encore un homme dangereux, et dont il faudra se défaire !

Gilbert
Dis-moi sur-le-champ que tu as menti comme un lâche, et que Jane n'est pas ta maîtresse.

Fabiani
Connais-tu son écriture ?(Il tire un billet de sa poche.)
Lis ceci. (à part, pendant que Gilbert déploie convulsivement le papier.)
Il importe qu'il rentre chez lui et qu'il cherche querelle à Jane, cela donnera à mes gens le temps d'arriver.

Gilbert (lisant.)
"Je serai seule cette nuit, vous pouvez venir. " Malédiction ! Mylord, tu as déshonoré ma fiancée, tu es un infâme ! Rends-moi raison !

Fabiani (mettant l'épée à la main.)
Je veux bien. Où est ton épée ?

Gilbert
Ô rage ! être du peuple ! N'avoir rien sur soi, ni épée, ni poignard ! Va, je t'attendrai la nuit au coin d'une rue, et je t'enfoncerai mes ongles dans le cou, et je t'assassinerai, misérable !

Fabiani
Là, là, vous êtes violent, mon camarade.

Gilbert
Oh ! Mylord ! Je me vengerai de toi !

Fabiani
Toi ! Te venger de moi ! Toi si bas, moi si haut ! Tu es fou ! Je t'en défie.

Gilbert
Tu m'en défies ?

Fabiani
Oui.

Gilbert
Tu verras !
Fabiani, à part. Il ne faut pas que le soleil de demain se lève pour cet homme. (Haut.)
L'ami, crois-moi, rentre chez toi ! Je suis fâché que tu aies découvert cela ; mais je te laisse la belle. Mon intention d'ailleurs n'était pas de po usser l'amourette plus loin. Rentre chez toi. (Il jette une clef aux pieds de Gilbert.)
Si tu n'as pas de clef, en voici une. Ou, si tu l'aimes mieux, tu n'as qu'à frapper quatre coups contre ce volet, Jane croira que c'est moi, et elle t'ouvrira. Bonsoir.
(Il sort.)

Autres textes de Victor Hugo

Les Misérables - Tome I : Fantine

Le Tome 1 de "Les Misérables", intitulé "Fantine", se concentre sur plusieurs personnages clés et thèmes qui posent les fondements du récit épique de Victor Hugo. Le livre s'ouvre sur...

Les Contemplations - Au bord de l'infini

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîmeQui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cimeÉtait là, morne, immense ; et rien n’y remuait.Je me sentais perdu dans l’infini...

Les Contemplations - En marche

Et toi, son frère, sois le frère de mes fils.Cœur fier, qui du destin relèves les défis,Suis à côté de moi la voie inexorable.Que ta mère au front gris soit...

Les Contemplations - Pauca Meae

Pure innocence ! Vertu sainte !Ô les deux sommets d’ici-bas !Où croissent, sans ombre et sans crainte,Les deux palmes des deux combats !Palme du combat Ignorance !Palme du combat Vérité...

Les Contemplations - Les luttes et les rêves

Un soir, dans le chemin je vis passer un hommeVêtu d’un grand manteau comme un consul de Rome,Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux.Ce passant s’arrêta, fixant...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024