JOURNEE 2 - SCENE 1


(Une chambre de l'appartement de La Reine.) (Un évangile ouvert sur un prie-dieu. La couronne royale sur un escabeau. Portes latérales. Une large porte au fond. Une partie du fond masquée par une grande tapisserie de haute lice. La Reine splendidement vêtue, couchée sur un lit de repos ; Fabiano Fabiani, assis sur un pliant à côté ; magnifique costume, la jarretière.)

Fabiani (une guitare à la main, chantant.)
Quand tu dors, calme et pure,
Dans l'ombre sous mes yeux,
Ton haleine murmure
Des mots harmonieux.
Ton beau corps se révèle
Sans voile et sans atours… —
Dormez, ma belle,
Dormez toujours !
Quand tu me dis je t'aime !
ô ma beauté, je crois
Je crois que le ciel même
S'ouvre au-dessus de moi !
Ton regard étincelle
Du beau feu des amours… —
Aimez, ma belle,
Aimez toujours !
Vois-tu ? Toute la vie
Tient dans ces quatre mots,
Tous les biens qu'on envie,
Tous les biens sans les maux !
Tout ce qui peut séduire
Tout ce qui peut charmer… —
Chanter et rire,
Dormir, aimer !
(Il pose la guitare à terre.)
Oh ! Je vous aime plus que je ne peux dire, madame ! Mais ce Simon Renard ! Ce Simon Renard, plus puissant que vous-même ici ! Je le hais.

La Reine
Vous savez bien que je n'y puis rien, mylord. Il est ici le légat du prince d'Espagne, mon futur mari.

Fabiani
Votre futur mari !

La Reine
Allons, mylord, ne parlons plus de cela. Je vous aime, que vous faut-il de plus ? Et puis, voici qu'il est temps de vous en aller.

Fabiani
Marie, encore un instant !

La Reine
Mais c'est l'heure où le conseil étroit va s'assembler. Il n'y a eu ici jusqu'à cette heure que la femme, il faut laisser entrer La Reine.

Fabiani
Je veux, moi, que la femme fasse attendre La Reine à la porte.

La Reine
Vous voulez, vous ! Vous voulez, vous ! Regardez-moi, mylord. Tu as une jeune et charmante tête, Fabiano !

Fabiani
C'est vous qui êtes belle, madame ! Vous n'auriez besoin que de votre beauté pour être toute-puissante.
Il y a sur votre tête quelque chose qui dit que vous êtes La Reine, mais cela est encore bien mieux écrit sur votre front que sur votre couronne.

La Reine
Vous me flattez !

Fabiani
Je t'aime.

La Reine
Tu m'aimes, n'est-ce pas ? Tu n'aimes que moi ? Redis-le-moi encore comme cela, avec ces yeux-là.
Hélas ! Nous autres pauvres femmes, nous ne savons jamais au juste ce qui se passe dans le cœur d'un homme ; nous sommes
obligées d'en croire vos yeux, et les plus beaux, Fabiano, sont quelquefois les plus menteurs. Mais dans les tiens, mylord,
il y a tant de loyauté, tant de candeur, tant de bonne foi, qu'ils ne peuvent mentir ceux-là, n'est-ce pas ?
Oui, ton regard est naïf et sincère, mon beau page. Oh ! Prendre des yeux célestes pour tromper, ce serait infernal. Ou tes yeux sont les yeux d'un ange, ou ils sont ceux d'un démon.

Fabiani
Ni démon, ni ange. Un homme qui vous aime.

La Reine
Qui aime La Reine ?

Fabiani
Qui aime Marie.

La Reine
Écoute, Fabiano, je t'aime aussi, moi. Tu es jeune, il y a beaucoup de belles femmes qui te regardent fort doucement, je le sais.
Enfin, on se lasse d'une reine comme d'une autre. Ne m'interromps pas. Si jamais tu deviens amoureux d'une autre femme,
je veux que tu me le dises. Je te pardonnerai peut-être si tu me le dis. Ne m'interromps donc pas. Tu ne sais pas à quel point je
t'aime, je ne le sais pas moi-même ! Il y a des moments, cela est vrai, où je t'aimerais mieux mort qu'heureux avec une autre ;
mais il y a aussi des moments où je t'aimerais mieux heureux. Mon dieu ! Je ne sais pas pourquoi on cherche à me faire la réputation d'une méchante femme.

Fabiani
Je ne puis être heureux qu'avec toi, Marie. Je n'aime que toi.

La Reine
Bien sûr ? Regarde-moi. Bien sûr ? Oh ! Je suis jalouse par instants ! Je me figure, quelle est la femme qui n'a pas de ces idées-là ?
Je me figure quelquefois que tu me trompes. Je voudrais être invisible, et pouvoir te suivre, et toujours savoir ce que tu fais,
ce que tu dis, où tu es. Il y a dans les contes de fées une bague qui rend invisible ; je donnerais ma couronne pour cette bague-là.
Je m'imagine sans cesse que tu vas voir les belles jeunes femmes qu'il y a dans la ville. Oh ! Il ne faudrait pas me tromper, vois-tu !

Fabiani
Mais ôtez-vous donc ces idées-là de l'esprit, madame ! Moi vous tromper, madame, ma reine, ma bonne maîtresse ! Mais il faudrait que je fusse le plus ingrat et le plus misérable des hommes pour cela ! Mais je ne vous ai donné aucune raison de croire que je fusse le plus ingrat et le plus misérable des hommes ! Mais je t'aime, Marie ! Mais je t'adore ! Mais je ne pourrais seulement pas regarder une autre femme ! Je t'aime, te dis-je ! Mais est-ce que tu ne vois pas cela dans mes yeux ? Oh ! Mon dieu ! Il y a un accent de vérité qui devrait persuader, pourtant. Voyons, regarde-moi bien, est-ce que j'ai l'air d'un homme qui te trahit ? Quand un homme trahit une femme, cela se voit tout de suite. Les femmes ordinairement ne se trompent pas à cela. Et quel moment choisis-tu pour me dire des choses pareilles, Marie ? Le moment de ma vie où je t'aime peut-être le plus ! C'est vrai, il me semble que je ne t'ai jamais tant aimée qu'aujourd'hui ! Je ne parle pas ici à La Reine. Pardieu, je me moque bien de La Reine. Qu'est-ce qu'elle peut me faire La Reine ? Elle peut me faire couper la tête, qu'est-ce que cela ? Toi, Marie, tu peux me briser le cœur ! Ce n'est pas votre majesté que j'aime, c'est toi. C'est ta belle main blanche et douce que je baise et que j'adore, et non votre sceptre, madame !

La Reine
Merci, mon Fabiano. Adieu. mon dieu ! Mylord, que vous êtes jeune ! Les beaux cheveux noirs et la charmante tête que voilà ! revenez dans une heure.

Fabiani
Ce que vous appelez une heure, vous, je l'appelle un siècle, moi !
(Il sort. Sitôt qu'il est sorti, La Reine se lève précipitamment, va à une porte masquée, l'ouvre et introduit Simon Renard.)

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