JOURNEE 3 - SCENE 1



(Une espèce de salle à laquelle viennent aboutir deux escaliers, un qui monte, l'autre qui descend. L'entrée de chacun de ces deux escaliers occupe une partie du fond du théâtre. Celui qui monte se perd dans les frises ; celui qui descend se perd dans les dessous. On ne voit ni d'où partent ces escaliers, ni où ils vont. La salle est tendue de deuil d'une façon particulière. Le mur de droite, le mur de gauche et le plafond, d'un drap noir coupé d'une grande croix blanche Le fond, qui fait face au spectateur, d'un drap blanc avec une grande croix noire. Cette tenture noire et cette tenture blanche se prolongent chacune de leur côté, à perte de vue, sous les deux escaliers à droite et à gauche, un autel tendu de noir et de blanc, décoré comme pour des funérailles. Grands cierges, pas de prêtres. Quelques rares lampes funèbres, pendues çà et là aux voûtes, éclairent faiblement la salle et les escaliers. Ce qui éclaire réellement la salle, c'est le grand drap blanc du fond à travers lequel passe une lumière rougeâtre comme s'il y avait derrière une immense fournaise flamboyante. La salle est pavée de dalles tumulaires. Au lever du rideau, on voit se dessiner en noir sur ce drap transparent l'ombre immobile de La Reine. Jane et Joshua entrent avec précaution en soulevant une des tentures noires par quelque petite porte pratiquée là.)

Jane
Où sommes-nous, Joshua ?

Joshua
Sur le grand palier de l'escalier par où descendent les condamnés qui vont au supplice. Cela a été tendu ainsi sous Henri VIII.

Jane
Aucun moyen de sortir de la tour ?

Joshua
Le peuple garde toutes les issues. Il veut être sûr cette fois d'avoir son condamné. Personne ne pourra sortir avant l'exécution.

Jane
La proclamation qu'on a faite du haut de ce balcon me résonne encore dans l'oreille.
L'avez-vous entendue, quand nous étions en bas ?
Tout ceci est horrible, Joshua !

Joshua
Ah ! J'en ai vu bien d'autres, moi !

Jane
Pourvu que Gilbert ait réussi à s'évader ! Le croyez-vous sauvé, Joshua ?

Joshua
Sauvé ! J'en suis sûr.

Jane
Vous en êtes sûr, bon Joshua ?

Joshua
La tour n'était pas investie du côté de l'eau. Et puis, quand il a dû partir, l'émeute n'était pas ce qu'elle a été depuis. C'était une belle émeute, savez-vous !

Jane
Vous êtes sûr qu'il est sauvé ?

Joshua
Et qu'il vous attend, à cette heure, sous la première arche du pont de Londres, où vous le rejoindrez avant minuit.

Jane
Mon dieu ! Il va être inquiet de son côté.
(Apercevant l'ombre de La Reine.)
ciel ! Qu'est-ce que c'est que cela, Joshua ?

Joshua (bas en lui prenant la main.)
Silence ! —c'est la lionne qui guette.(Pendant que Jane considère cette silhouette noire avec terreur, on entend une voix éloignée qui paraît venir d'en haut, prononcer lentement et distinctement ces paroles Voix éloignée)
 :
celui qui marche à ma suite, couvert de ce voile noir, c'est très-haut et très-puissant seigneur Fabiano Fabiani,
comte de Clanbrassil, baron de Dinasmonddy, baron de Darmouth en Devonshire, lequel va être décapité au marché de Londres,
pour crime de régicide et de haute trahison. Dieu fasse miséricorde à son ame !(Une Autre Voix.)
 :
Priez pour lui !

Jane (tremblante.)
Joshua ! Entendez-vous ?

Joshua
Oui. Moi, j'entends de ces choses-là tous les jours.
(Un cortège funèbre paraît au haut de l'escalier, sur les degrés duquel il se développe lentement à mesure qu'il descend. En tête, un homme vêtu de noir, portant une bannière blanche à croix noire. Puis maître Éneas Dulverton, en grand manteau noir, son bâton blanc de constable à la main. Puis un groupe de pertuisaniers vêtus de rouge. Puis le bourreau, sa hache sur l'épaule, le fer tourné vers celui qui le suit. Puis un homme entièrement couvert d'un grand voile noir qui traîne sur ses pieds. On ne voit de cet homme que son bras nu qui passe par une ouverture faite au linceul, et qui porte une torche de cire jaune allumée. à côté de cet homme, un prêtre en costume du jour des morts. Puis un groupe de pertuisaniers en rouge. Puis un homme vêtu de blanc portant une bannière noire à croix blanche. à droite et à gauche deux files de hallebardiers portant des torches.)

Jane
Joshua ! Voyez-vous ?

Joshua
Oui. Je vois de ces choses-là tous les jours, moi.
(Au moment de déboucher sur le théâtre, le cortège s'arrête.)

Maître Éneas
Celui qui marche à ma suite, couvert de ce voile noir, c'est très-haut et très-puissant seigneur Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil, baron de Dinasmonddy, baron de Darmouth en Devonshire, lequel va être décapité au marché-de-Londres, pour crime de régicide et de haute trahison. —Dieu fasse miséricorde à son ame !

Les Deux Porte-Bannière
Priez pour lui !
(Le cortège traverse lentement le fond du théâtre.)

Jane
C'est une chose terrible que nous voyons là, Joshua. Cela me glace le sang.

Joshua
Ce misérable Fabiani !

Jane
Paix, Joshua ! Bien misérable, mais bien malheureux !
(Le cortège arrive à l'autre escalier. Simon Renard qui, depuis quelques instants, a paru à l'entrée de cet escalier et a tout observé, se range pour le laisser passer. Le cortège s'enfonce sous la voûte de l'escalier, où il disparaît peu à peu. Jane le suit des yeux avec terreur.)

Simon Renard (après que le cortège a disparu)
Qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce bien là Fabiani ? Je le croyais moins grand. Est-ce que maître Éneas ?… il me semble que La Reine l'a gardé auprès d'elle un instant. Voyons donc !
(Il s'enfonce sous l'escalier à la suite du cortège. Voix, qui s'éloigne de plus en plus.)
Celui qui marche à ma suite, couvert de ce voile noir, c'est très-haut et très-puissant seigneur Fabiano Fabiani, comte de Clanbrassil, baron de Dinasmonddy, baron de Darmouth en Devonshire, lequel va être décapité au marché-de-Londres, pour crime de régicide et de haute trahison. Dieu fasse miséricorde à son ame !(Autres Voix, presque indistinctes.)
 :
Priez pour lui !

Joshua
La grosse cloche va annoncer tout à l'heure sa sortie de la tour. Il vous sera peut-être possible maintenant de vous échapper.
Il faut que je tâche d'en trouver les moyens. Attendez-moi là ; je vais revenir.

Jane
Vous me laissez, Joshua ? Je vais avoir peur, seule ici, mon dieu !

Joshua
Vous ne pourriez parcourir toute la tour avec moi sans péril. Il faut que je vous fasse sortir de la tour. Pensez que Gilbert vous attend.

Jane
Gilbert ! Tout pour Gilbert ! Allez !
(Joshua sort.)

Jane (seule.)
Oh ! Quel spectacle effrayant ! Quand je songe que cela eût été ainsi pour Gilbert !
(Elle s'agenouille sur les degrés de l'un des autels.)
—oh ! Merci ! Vous êtes bien le dieu sauveur ! Vous avez sauvé Gilbert !
(Le drap du fond s'entr'ouvre. La Reine paraît ; elle s'avance à pas lents vers le devant du théâtre, sans voir Jane.)

Jane (se détournant.)
Dieu ! La Reine !

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