LXIV
Champmathieu de plus en plus étonné


C’était lui en effet. La lampe du greffier éclairait son visage. Il tenait son chapeau à la main, il n’y avait aucun désordre dans ses vêtements, sa redingote était boutonnée avec soin. Il était très pâle et il tremblait légèrement. Ses cheveux, gris encore au moment de son arrivée à Arras, étaient maintenant tout à fait blancs. Ils avaient blanchi depuis une heure qu’il était là.

Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. Il y eut dans l’auditoire un instant d’hésitation. La voix avait été si poignante, l’homme qui était là paraissait si calme, qu’au premier abord on ne comprit pas. On se demanda qui avait crié. On ne pouvait croire que ce fût cet homme tranquille qui eût jeté ce cri effrayant.

Cette indécision ne dura que quelques secondes. Avant même que le président et l’avocat général eussent pu dire un mot, avant que les gendarmes et les huissiers eussent pu faire un geste, l’homme que tous appelaient encore en ce moment M. Madeleine s’était avancé vers les témoins Cochepaille, Brevet et Chenildieu.

— Vous ne me reconnaissez pas ? dit-il.

Tous trois demeurèrent interdits et indiquèrent par un signe de tête qu’ils ne le connaissaient point. Cochepaille intimidé fit le salut militaire. M. Madeleine se tourna vers les jurés et vers la cour et dit d’une voix douce :

— Messieurs les jurés, faites relâcher l’accusé. Monsieur le président, faites-moi arrêter. L’homme que vous cherchez, ce n’est pas lui, c’est moi. Je suis Jean Valjean.

Pas une bouche ne respirait. À la première commotion de l’étonnement avait succédé un silence de sépulcre. On sentait dans la salle cette espèce de terreur religieuse qui saisit la foule lorsque quelque chose de grand s’accomplit.

Cependant le visage du président s’était empreint de sympathie et de tristesse ; il avait échangé un signe rapide avec l’avocat général et quelques paroles à voix basse avec les conseillers assesseurs. Il s’adressa au public, et demanda avec un accent qui fut compris de tous :

— Y a-t-il un médecin ici ?

L’avocat général prit la parole :

— Messieurs les jurés, l’incident si étrange et si inattendu qui trouble l’audience ne nous inspire, ainsi qu’à vous, qu’un sentiment que nous n’avons pas besoin d’exprimer. Vous connaissez tous, au moins de réputation, l’honorable M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-Mer. S’il y a un médecin dans l’auditoire, nous nous joignons à monsieur le président pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et le reconduire à sa demeure.

M. Madeleine ne laissa point achever l’avocat général. Il l’interrompit d’un accent plein de mansuétude et d’autorité. Voici les paroles qu’il prononça ; les voici littéralement, telles qu’elles furent écrites immédiatement après l’audience par un des témoins de cette scène, telles qu’elles sont encore dans l’oreille de ceux qui les ont entendues, il y a près de quarante ans aujourd’hui.

— Je vous remercie, monsieur l’avocat général, mais je ne suis pas fou. Vous allez voir. Vous étiez sur le point de commettre une grande erreur, lâchez cet homme, j’accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamné. Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffit. Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. J’avais pourtant fait de mon mieux. Je me suis caché sous un nom ; je suis devenu riche, je suis devenu maire ; j’ai voulu rentrer parmi les honnêtes gens. Il paraît que cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas dire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on saura. J’ai volé monseigneur l’évêque, cela est vrai ; j’ai volé Petit-Gervais, cela est vrai. On a eu raison de vous dire que Jean Valjean était un malheureux très méchant. Toute la faute n’est peut-être pas à lui. Écoutez, messieurs les juges, un homme aussi abaissé que moi n’a pas de remontrance à faire à la providence ni de conseil à donner à la société ; mais, voyez-vous, l’infamie d’où j’avais essayé de sortir est une chose nuisible. Les galères font le galérien. Recueillez cela, si vous voulez. Avant le bagne, j’étais un pauvre paysan très peu intelligent, une espèce d’idiot ; le bagne m’a changé. J’étais stupide, je suis devenu méchant ; j’étais bûche, je suis devenu tison. Plus tard l’indulgence et la bonté m’ont sauvé, comme la sévérité m’avait perdu. Mais, pardon, vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis là. Vous trouverez chez moi, dans les cendres de la cheminée, la pièce de quarante sous que j’ai volée il y a sept ans à Petit-Gervais. Je n’ai plus rien à ajouter. Prenez-moi. Mon Dieu ! monsieur l’avocat général remue la tête, vous dites : M. Madeleine est devenu fou, vous ne me croyez pas ! Voilà qui est affligeant. N’allez point condamner cet homme au moins ! Quoi ! ceux-ci ne me reconnaissent pas ! Je voudrais que Javert fût ici. Il me reconnaîtrait, lui !

Rien ne pourrait rendre ce qu’il y avait de mélancolie bienveillante et sombre dans l’accent qui accompagnait ces paroles.

Il se tourna vers les trois forçats :

— Eh bien, je vous reconnais, moi ! Brevet ! vous rappelez-vous ?…

Il s’interrompit, hésita un moment, et dit :

— Te rappelles-tu ces bretelles en tricot à damier que tu avais au bagne ?

Brevet eut comme une secousse de surprise et le regarda de la tête aux pieds d’un air effrayé. Lui continua.

— Chenildieu, qui te surnommais toi-même Je-nie-Dieu, tu as toute l’épaule droite brûlée profondément, parce que tu t’es couché un jour l’épaule sur un réchaud plein de braise, pour effacer les trois lettres T. F. P., qu’on y voit toujours cependant. Réponds, est-ce vrai ?

— C’est vrai, dit Chenildieu.

Il s’adressa à Cochepaille :

— Cochepaille, tu as près de la saignée du bras gauche une date gravée en lettres bleues avec de la poudre brûlée. Cette date, c’est celle du débarquement de l’empereur à Cannes, 1er mars 1815. Relève ta manche.

Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour de lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe ; la date y était.

Le malheureux homme se tourna vers l’auditoire et vers les juges avec un sourire dont ceux qui l’ont vu sont encore navrés lorsqu’ils y songent. C’était le sourire du triomphe, c’était aussi le sourire du désespoir.

— Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean.

Il n’y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni accusateurs, ni gendarmes ; il n’y avait que des yeux fixes et des cœurs émus. Personne ne se rappelait plus le rôle que chacun pouvait avoir à jouer ; l’avocat général oubliait qu’il était là pour requérir, le président qu’il était là pour présider, le défenseur qu’il était là pour défendre. Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorité n’intervint. Le propre des spectacles sublimes, c’est de prendre toutes les âmes et de faire de tous les témoins des spectateurs. Aucun peut-être ne se rendait compte de ce qu’il éprouvait ; aucun, sans doute, ne se disait qu’il voyait resplendir là une grande lumière ; tous intérieurement se sentaient éblouis.

Il était évident qu’on avait sous les yeux Jean Valjean. Cela rayonnait. L’apparition de cet homme avait suffi pour remplir de clarté cette aventure si obscure le moment d’auparavant. Sans qu’il fût besoin d’aucune explication désormais, toute cette foule, comme par une sorte de révélation électrique, comprit tout de suite et d’un seul coup d’œil cette simple et magnifique histoire d’un homme qui se livrait pour qu’un autre homme ne fût pas condamné à sa place. Les détails, les hésitations, les petites résistances possibles se perdirent dans ce vaste fait lumineux.

Impression qui passa vite, mais qui dans l’instant fut irrésistible.

— Je ne veux pas déranger davantage l’audience, reprit Jean Valjean. Je m’en vais, puisqu’on ne m’arrête pas. J’ai plusieurs choses à faire. Monsieur l’avocat général sait qui je suis, il sait où je vais, il me fera arrêter quand il voudra.

Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s’éleva, pas un bras ne s’étendit pour l’empêcher. Tous s’écartèrent. Il avait en ce moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent et se rangent devant un homme, Il traversa la foule à pas lents. On n’a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se trouva ouverte lorsqu’il y parvint. Arrivé là, il se retourna et dit :

— Monsieur l’avocat général, je reste à votre disposition.

Puis il s’adressa à l’auditoire :

— Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me trouvez digne de pitié, n’est-ce pas ? Mon Dieu ! quand je pense à ce que j’ai été sur le point de faire, je me trouve digne d’envie. Cependant j’aurais mieux aimé que tout ceci n’arrivât pas.

Il sortit, et la porte se referma comme elle avait été ouverte, car ceux qui font de certaines choses souveraines sont toujours sûrs d’être servis par quelqu’un dans la foule.

Moins d’une heure après, le verdict du jury déchargeait de toute accusation le nommé Champmathieu ; et Champmathieu, mis en liberté immédiatement, s’en allait stupéfait, croyant tous les hommes fous et ne comprenant rien à cette vision.

I
Monsieur Myriel
II
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
III
À bon évêque dur évêché
IV
Les œuvres semblables aux paroles
V
Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
VI
Cravatte
VII
Philosophie après boire
VIII
Le frère raconté par la sœur
IX
L’évêque en présence d’une lumière inconnue
X
Une restriction
XI
Solitude de monseigneur Bienvenu
XII
Ce qu’il croyait
XIII
Ce qu’il pensait
XIV
Le soir d’un jour de marche
XV
La prudence conseillée à la sagesse
XVI
Héroïsme de l’obéissance passive
XVII
Détails sur les fromageries de Pontarlier
XVIII
Tranquillité
XIX
Jean Valjean
XX
Le dedans du désespoir
XXI
L’onde et l’ombre
XXII
Nouveaux griefs
XXIII
L’homme réveillé
XXIV
Ce qu’il fait
XXV
L’évêque travaille
XXVI
Petit-Gervais
XXVII
L'année 1817
XXVIII
Double quatuor
XXIX
Quatre à quatre
XXX
Tholomyès est si joyeux qu’il chante une chanson espagnole
XXXI
Chez Bombarda
XXXII
Chapitre où l'on s’adore
XXXIII
Sagesse de Tholomyès
XXXIV
Mort d’un cheval
XXXV
Fin joyeuse de la joie
XXXVI
Une mère qui en rencontre une autre
XXXVII
Première esquisse de deux figures louches
XXXVIII
L’Alouette
XXXIX
Histoire d’un progrès dans les verroteries noires
XL
Madeleine
XLI
Sommes déposées chez Laffitte
XLII
M. Madeleine en deuil
XLIII
Vagues éclairs à l’horizon
XLIV
Le père Fauchelevent
XLV
Fauchelevent devient jardinier à Paris
XLVI
Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale
XLVII
Succès de Madame Victurnien
XLVIII
Suite du succès
XLIX
Christus nos liberavit
L
Le désœuvrement de M. Bamatabois
LI
Solution de quelques questions de police municipale
LII
Commencement du repos
LIII
Comment Jean peut devenir Champ
LIV
La soeur Simplice
LV
Perspicacité de maître Scaufflaire
LVI
Une tempête sous un crâne
LVII
Formes que prend la souffrance pendant le sommeil
LVIII
Bâtons dans les roues
LIX
La sœur Simplice mise à l’épreuve
LX
Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir
LXI
Entrée de faveur
LXII
Un lieu où des convictions sont en train de se former
LXIII
Le système de dénégations
LXIV
Champmathieu de plus en plus étonné
LXV
Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
LXVI
Fantine heureuse
LXVII
Javert content
LXVIII
L’autorité reprend ses droits
LXIX
Tombeau convenable

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