XXV
L’évêque travaille


Le lendemain, au soleil levant, monseigneur Bienvenu se promenait dans son jardin. Madame Magloire accourut vers lui toute bouleversée.

— Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle, votre grandeur sait-elle où est le panier d’argenterie ?

— Oui, dit l’évêque.

— Jésus-Dieu soit béni ! reprit-elle. Je ne savais ce qu’il était devenu.

L’évêque venait de ramasser le panier dans une plate-bande. Il le présenta à madame Magloire.

— Le voilà.

— Eh bien ? dit-elle. Rien dedans ? et l’argenterie ?

— Ah ! repartit l’évêque. C’est donc l’argenterie qui vous occupe ? Je ne sais où elle est.

— Grand bon Dieu ! elle est volée ! C’est l’homme d’hier soir qui l’a volée !

En un clin d’œil, avec toute sa vivacité de vieille alerte, madame Magloire courut à l’oratoire, entra dans l’alcôve et revint vers l’évêque. L’évêque venait de se baisser et considérait en soupirant un plant de cochléaria des Guillons que le panier avait brisé en tombant à travers la plate-bande. Il se redressa au cri de madame Magloire.

— Monseigneur, l’homme est parti ! l’argenterie est volée !

Tout en poussant cette exclamation, ses yeux tombaient sur un angle du jardin où l’on voyait des traces d’escalade. Le chevron du mur avait été arraché.

— Tenez ! c’est par là qu’il s’en est allé. Il a sauté dans la ruelle Cochefilet ! Ah ! l’abomination ! Il nous a volé notre argenterie !

L’évêque resta un moment silencieux, puis leva son œil sérieux, et dit à madame Magloire avec douceur :

— Et d’abord, cette argenterie était-elle à nous ?

Madame Magloire resta interdite. Il y eut encore un silence, puis l’évêque continua :

— Madame Magloire, je détenais à tort et depuis longtemps cette argenterie. Elle était aux pauvres. Qu’était-ce que cet homme ? Un pauvre évidemment.

— Hélas Jésus ! repartit madame Magloire. Ce n’est pas pour moi ni pour mademoiselle. Cela nous est bien égal. Mais c’est pour monseigneur. Dans quoi monseigneur va-t-il manger maintenant ?

L’évêque la regarda d’un air étonné.

— Ah çà ! est-ce qu’il n’y a pas des couverts d’étain ?

Madame Magloire haussa les épaules.

— L’étain a une odeur.

— Alors, des couverts de fer.

Madame Magloire fit une grimace significative.

— Le fer a un goût.

— Eh bien, dit l’évêque, des couverts de bois.

Quelques instants après, il déjeunait à cette même table où Jean Valjean s’était assis la veille. Tout en déjeunant, monseigneur Bienvenu faisait gaîment remarquer à sa sœur qui ne disait rien et à madame Magloire qui grommelait sourdement, qu’il n’est nullement besoin d’une cuiller ni d’une fourchette, même en bois, pour tremper un morceau de pain dans une tasse de lait.

— Aussi a-t-on idée ! disait madame Magloire toute seule en allant et venant, recevoir un homme comme cela ! et le loger à côté de soi ! et quel bonheur encore qu’il n’ait fait que voler ! Ah mon Dieu ! cela fait frémir quand on songe !

Comme le frère et la sœur allaient se lever de table, on frappa à la porte.

— Entrez, dit l’évêque.

La porte s’ouvrit. Un groupe étrange et violent apparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatrième au collet. Les trois hommes étaient des gendarmes ; l’autre était Jean Valjean.

Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, était près de la porte. Il entra et s’avança vers l’évêque en faisant le salut militaire.

— Monseigneur… dit-il.

À ce mot, Jean Valjean, qui était morne et semblait abattu, releva la tête d’un air stupéfait.

— Monseigneur ! murmura-t-il. Ce n’est donc pas le curé…

— Silence ! dit un gendarme. C’est monseigneur l’évêque.

Cependant monseigneur Bienvenu s’était approché aussi vivement que son grand âge le lui permettait.

— Ah ! vous voilà ! s’écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Et bien, mais ! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ?

Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre.

— Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai ? Nous l’avons rencontré. Il allait comme quelqu’un qui s’en va. Nous l’avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie.

— Et il vous a dit, interrompit l’évêque en souriant, qu’elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il avait passé la nuit ? Je vois la chose. Et vous l’avez ramené ici ? C’est une méprise.

— Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller ?

— Sans doute, reprit l’évêque.

Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean qui recula.

— Est-ce que c’est vrai qu’on me laisse ? dit-il d’une voix presque inarticulée et comme s’il parlait dans le sommeil.

— Oui, on te laisse, tu n’entends donc pas ? dit un gendarme.

— Mon ami, reprit l’évêque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. Prenez-les.

Il alla à la cheminée, prit les deux flambeaux d’argent et les apporta à Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui pût déranger l’évêque.

Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d’un air égaré.

— Maintenant, dit l’évêque, allez en paix. — À propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile de passer par le jardin. Vous pourrez toujours entrer et sortir par la porte de la rue. Elle n’est fermée qu’au loquet jour et nuit.

Puis se tournant vers la gendarmerie :

— Messieurs, vous pouvez vous retirer.

Les gendarmes s’éloignèrent.

Jean Valjean était comme un homme qui va s’évanouir.

L’évêque s’approcha de lui, et lui dit à voix basse :

— N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme.

Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. Il reprit avec solennité :

— Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu.

I
Monsieur Myriel
II
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu
III
À bon évêque dur évêché
IV
Les œuvres semblables aux paroles
V
Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes
VI
Cravatte
VII
Philosophie après boire
VIII
Le frère raconté par la sœur
IX
L’évêque en présence d’une lumière inconnue
X
Une restriction
XI
Solitude de monseigneur Bienvenu
XII
Ce qu’il croyait
XIII
Ce qu’il pensait
XIV
Le soir d’un jour de marche
XV
La prudence conseillée à la sagesse
XVI
Héroïsme de l’obéissance passive
XVII
Détails sur les fromageries de Pontarlier
XVIII
Tranquillité
XIX
Jean Valjean
XX
Le dedans du désespoir
XXI
L’onde et l’ombre
XXII
Nouveaux griefs
XXIII
L’homme réveillé
XXIV
Ce qu’il fait
XXV
L’évêque travaille
XXVI
Petit-Gervais
XXVII
L'année 1817
XXVIII
Double quatuor
XXIX
Quatre à quatre
XXX
Tholomyès est si joyeux qu’il chante une chanson espagnole
XXXI
Chez Bombarda
XXXII
Chapitre où l'on s’adore
XXXIII
Sagesse de Tholomyès
XXXIV
Mort d’un cheval
XXXV
Fin joyeuse de la joie
XXXVI
Une mère qui en rencontre une autre
XXXVII
Première esquisse de deux figures louches
XXXVIII
L’Alouette
XXXIX
Histoire d’un progrès dans les verroteries noires
XL
Madeleine
XLI
Sommes déposées chez Laffitte
XLII
M. Madeleine en deuil
XLIII
Vagues éclairs à l’horizon
XLIV
Le père Fauchelevent
XLV
Fauchelevent devient jardinier à Paris
XLVI
Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale
XLVII
Succès de Madame Victurnien
XLVIII
Suite du succès
XLIX
Christus nos liberavit
L
Le désœuvrement de M. Bamatabois
LI
Solution de quelques questions de police municipale
LII
Commencement du repos
LIII
Comment Jean peut devenir Champ
LIV
La soeur Simplice
LV
Perspicacité de maître Scaufflaire
LVI
Une tempête sous un crâne
LVII
Formes que prend la souffrance pendant le sommeil
LVIII
Bâtons dans les roues
LIX
La sœur Simplice mise à l’épreuve
LX
Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir
LXI
Entrée de faveur
LXII
Un lieu où des convictions sont en train de se former
LXIII
Le système de dénégations
LXIV
Champmathieu de plus en plus étonné
LXV
Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux
LXVI
Fantine heureuse
LXVII
Javert content
LXVIII
L’autorité reprend ses droits
LXIX
Tombeau convenable

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